Changer de compta pour sauver la planète

Le monde se trouve aujourd’hui dans une double impasse, sociale et écologique. Il nous faut d’urgence comprendre la cause véritable des effondrements biologiques, climatiques et sociaux qui s’aggravent… Si certains invoquent, de façon abstraite, des raisons générales comme la poursuite du profit, l’obsession du court terme, d’autres croient à des «rustines» de type refonte de l’entreprise grâce à une nouvelle «responsabilité sociale». Mais déjà au XIVe siècle un investisseur comme Datini invoquait son souci du «social» en versant des aumônes aux pauvres de sa paroisse et faisant des dons à l’Eglise ! Le monde capitaliste a l’art d’esquiver les véritables questions en invoquant régulièrement son immense désir de responsabilité pour pouvoir conserver l’essentiel de son système !

La thèse soutenue ici est qu’on ne pourra vraiment changer la donne sans remplacer ce qui constitue le cœur du capitalisme : sa comptabilité financière. Ce qui mène le monde actuellement ce ne sont pas des théories économiques mais bien une sorte de droit comptable international inique et dangereux institué par les Etats à l’échelle de la planète : celui qui entérine les normes IFRS (International Financial Reporting Standards). La caractéristique majeure de ce droit comptable, appuyé par le droit des sociétés, est qu’il impose à toutes les grosses firmes un modèle de gestion qui vise à ne maintenir systématiquement (et très efficacement) qu’un seul type de capital, le capital financier et qui donne le pouvoir exclusif dans les firmes à ce capital. Les marchés sont ainsi dominés par la «main invisible» de la comptabilité qui les oblige à «agir» sous contrainte du maintien du capital financier !

Cette régulation très stricte n’a cure des autres capitaux humain et naturel. L’air, l’eau, les sols et la richesse vivante qu’ils générèrent ne sont traités, depuis la fondation du capitalisme au XIVe siècle, que comme des choses à utiliser, de simples actifs à user comme on dit en comptabilité. Alors les voici éreintés, abîmés, détruits par un système aveugle qui les ignore. Comme s’ils étaient éternels ! Rien n’est prévu pour les conserver. Ils n’apparaissent donc jamais au passif des bilans en tant que vrais capitaux et, de ce fait, n’ont aucun poids dans la gestion des entreprises.

Un vrai modèle comptable alternatif

Telle est la véritable cause qui permet d’expliquer la situation catastrophique humaine et écologique de la planète : le reste n’est que de la littérature secondaire. Toute action sérieuse pour changer les choses implique une révolution comptable ce que souligne le juriste Jean-Philippe Robé. Il faut changer notre manière de compter ! Car la vraie cause des problèmes ne tient ni à l’existence de marchés, ni à celle de la propriété privée mais bien à un type de gestion comptable aberrant, inventé au XIVe siècle. Elle tient à un mode de calcul erroné des performances des entreprises. Ce calcul repose sur une référence unique, celle des IFRS soutenus par un organisme privé basé à̀ Londres, l’IASB (International Accounting Standard Board), et immatriculé aux Etats-Unis. A ce jour, dans aucun pays, il n’y a d’alternative au cadre comptable devenu mondial par le jeu de l’IASB. Les seuls efforts réalisés concernent les obligations déclaratives sur les impacts sociaux et environnementaux, inscrites dans la loi NRE et la Directive européenne sur le reporting extra-financier (avril 2014) transposée en droit français à l’été 2017. Mais ces informations ne garantissent pas un changement des pratiques et l’intégration des performances écologiques et sociales dans les choix stratégiques des entreprises !

Je propose, avec Alexandre Rambaud, un vrai modèle comptable alternatif : le modèle CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology). Il s’agit, comme dans certains arts martiaux, d’utiliser les armes de l’adversaire. L’idée est de traiter les capitaux naturels et humains exactement comme le capital financier. Puisque l’amortissement du capital financier permet de garantir sa pérennité, faisons de même avec les biens les plus précieux, ceux qui garantissent l’habitabilité de la terre ! Les nouveaux coûts correspondants seront inscrits en tant que dette de capital humain et écologique au passif des bilans, ceci sous le contrôle d’auditeurs verts. Tous les apporteurs de capital seront enfin traités de la même manière. On obtiendra ainsi de vrais coûts complets écologiques et des prix de marché qui permettent notamment aux agriculteurs de produire sans dégrader leur santé ni leurs terres. Ceci débouchera sur un nouveau concept de profit où la performance économique n’existe que sous condition des performances écologiques et sociales.

La transformation comptable pour servir la transition

La «conversion comptable» est un puissant levier pour changer les modes de production. Finies les externalités, certes rendues tangibles par les informations extra-financières, mais qui ne se traduisent pas dans les comptes. Avec l’intégration des coûts de maintien des capitaux sociaux et écologiques, les entreprises engagées dans la transition seront encouragées. Les gouvernements auront la possibilité de soutenir ces sociétés et de taxer les moins vertueuses. Et l’on pourra se passer du fameux prix du carbone : en fait, chaque entreprise aura son coût du carbone.

Le nouveau type de profit, commun aux trois capitaux, pourra servir de base, au niveau macroéconomique, à une redéfinition drastique du PIB. Il sera partagé dans le cadre d’une nouvelle cogestion écologique.

En attendant une réforme comptable internationale, le modèle CARE peut constituer une comptabilité parallèle à celle des IFRS, notamment pour les plus grandes entreprises qui sont membres ou se réclament de la Business Roundtable. Cette puissante association américaine vient de déclarer son intention de servir les intérêts de la société et non plus des seuls actionnaires ! Les outils comptables existent pour cette mutation : utilisons-les !

Par Jacques Richard, économiste et comptable, professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine.

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