Che Guevara : une autre géographie de la guerre froide

De jeunes Cubains jouent près du mausolée de Che Guevara, à Santa Clara à Cuba, le 29 septembre 2017. Photo YAMIL LAGE. AFP
De jeunes Cubains jouent près du mausolée de Che Guevara, à Santa Clara à Cuba, le 29 septembre 2017. Photo YAMIL LAGE. AFP

En organisant le défilé de la collection Croisière 2017de Chanel à La Havane le 3 mai 2016, Karl Lagerfeld a apporté à l’historiographie de la révolution cubaine et aux biographes d’Ernesto Guevara de la Serna, sempiternellement partagés entre les «pro» et les «anti», une contribution majeure et définitive.

Que nous disent le béret néoguévariste pailleté et la veste kaki façon guérillero, marqués des deux «C» entrecroisés pour mieux être vendus dans les ghettos chics des villes-monde, qui furent présentés sur le Paseo del Prado en présence de la jet-set internationale, sur fond de mambos surannés qui fleuraient bon les années où Cuba était le bordel des Etats-Unis et sous les acclamations de milliers de Havanais ? Que l’heure n’est définitivement plus à trancher entre le jeune étudiant en médecine nourri d’humanisme et le révolutionnaire impitoyable prompt à faire fusiller le premier traître venu. Entre le barbudo romantique, un peu futile, amateur de femmes et de cigares, énième déclinaison du latin lover, et le commandant de la huitième colonne - ¡ Hasta siempre, Comandante ! - dur au mal et autoritaire qui prit la ville de Santa Clara le 29 décembre 1958. Entre celui qui, ontologiquement épris de liberté, quitta en 1965 une Cuba castriste en voie de soviétisation pour libérer d’autres continents d’autres jougs et le théoricien méthodique du foco révolutionnaire qui mit l’Amérique latine des années 60 et 70 à feu et à sang. Entre la gueule d’ange de Gael García Bernal (Carnets de voyage, Walter Salles, 2004) et la virilité un peu trop brutale de Benicio del Toro (Che, Steven Soderbergh, 2008).

Guevara est bel et bien mort le 9 octobre 1967 sous les balles de l’armée bolivienne, dans le petit village de La Higuera, et la révolution qu’il appelait de ses vœux, qu’on la conçoive totalitaire ou émancipatrice, a fait long feu en ce début du XXIe siècle. A force d’orner des tasses en fragile porcelaine, des tee-shirts au rabais et des chambres adolescentes dans le monde entier, le visage de Guevara est devenu ni plus ni moins que le logo de Coca-Cola. Andy Warhol a été le premier à le comprendre, dès 1968 et au moment précis où les jeunesses étudiantes scandaient partout «Che-Che Guevara, Hô-Hô-Hô Chi Minh», en sérigraphiant ses neuf portraits inspirés de la célèbre photographie d’Alberto Korda.

Ernesto Guevara n’est plus qu’une icône parmi d’autres - comme Chanel - de la culture de masse consumériste et globalisée. Cinquante ans après le guet-apens bolivien, el Che no vive, c’est donc certain, mais il n’en demeure pas moins un objet d’histoire(s). L’histoire d’une Amérique latine que l’on commençait tout juste à qualifier de tiers-monde au milieu des années 50 et qui demeure le continent le plus inégalitaire de la planète. L’histoire de la Bolivie où Guevara observe, quatorze ans avant d’y mourir et cinquante-trois ans avant qu’Evo Morales n’y devienne président, le Mouvement nationaliste révolutionnaire de Victor Paz Estenssoro redistribuer des terres et nationaliser des mines dans l’espoir d’extirper de la très grande pauvreté ce pays si empreint d’indianité.

L’histoire de la démocratie guatémaltèque du colonel Jacobo Arbenz, soucieuse d’échapper à la tutelle de la United Fruit Company mais violée par un coup d’Etat télécommandé par la CIA en juin 1954, alors même que le Che y achève son second périple de jeunesse au travers de l’Amérique latine. L’histoire de Cuba évidemment, passée sans transition - au tournant des XIXe et XXe siècles - de la domination coloniale espagnole à celle de l’Empire états-unien. L’histoire du non-alignement et de ses espoirs frustrés lorsqu’Ernesto Guevara rencontre Jawaharlal Nehru à New Delhi en juillet 1959, ou Josip Tito à Brioni, le mois suivant. L’histoire de l’Afrique tout juste décolonisée qui aiguise la convoitise de Washington autant que celle de Moscou tout au long des années 60, depuis Alger où le Che prononce en février 1965 son célèbre discours sur le sous-développement et le néocolonialisme dans le cadre d’un séminaire de solidarité économique afro-asiatique jusqu’à l’ex-Congo belge, orphelin de Patrice Lumumba, où il échoue à exporter la guerre révolutionnaire, en passant par la Guinée, le Mali, le Dahomey, le Ghana ou la Tanzanie. Ou encore l’histoire du Vietnam, «cette nation qui représente les aspirations et les espoirs de victoire de tout un monde laissé pour compte» et qui est au cœur du message qu’il adresse à l’organisation de solidarité tricontinentale le 16 avril 1967.

Transnationale, l’histoire d’Ernesto Guevara est d’abord celle de la guerre froide vécue et pensée depuis les Sud et non pas depuis les centres de pouvoir états-unien, soviétique et, dans une moindre mesure, chinois ou européen. En cela, elle constitue aujourd’hui encore un appel salutaire au décentrement du regard sur l’histoire du monde au XXe siècle.

Olivier Compagnon professeur d'histoire contemporaine à l’université Sorbonne nouvelle Paris-III et directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL). Auteur de : l’Adieu à l’Europe. L’Amérique latine et la Grande Guerre (Fayard, 2013).

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