Chili : de l’amour et de la rage

Je suis née en 1990, à Santiago. Ma mère garde encore un magazine de l’époque, montrant le sourire de Patricio Aylwin, premier président élu démocratiquement après la terrible dictature d’Augusto Pinochet. Enfant de la classe privilégiée de ma ville, je n’avais pas conscience de tout cela. La vie politique du Chili me semblait loin, sauf peut-être quand je tombais sur la statue de Pinochet dans la maison d’un camarade.

A l’université, l’histoire du pays m’a sauté au visage : 3 200 morts, 38 000 torturés et qui sait combien de disparus (1). J’ai participé aux mouvements étudiants, j’ai vu les grands accords nationaux signés par la gauche et la droite pour améliorer l’éducation et j’ai lu les mots qui se glissaient entre les lignes : le Chili ne donne pas de droits car la Constitution de Pinochet, encore valide, contraint au lieu de libérer. J’ai vu défiler les ministres, généraux et maires qui régnaient déjà sous le sanglant dictateur. J’ai vu les militaires montrer leur arsenal année après année. Et j’ai vu la peur dans les yeux de mes proches lorsque je me suis engagée dans des activités politiques.

L’eau est privée au Chili, tout comme l’éducation, la santé, les retraites, les transports, les prisons et une longue liste de «services de l’Etat». Ce qui arrive dans mon pays n’a rien de neuf. La démocratie établie au Chili était faible et inégalitaire à l’extrême. Les blessures et les divisions subsistaient dans ce pays, où la moitié de la population gagne moins de 500 euros par mois pendant que les 0,01 % les plus riches reçoivent 716 620 euros (2).

D’un côté, les gouvernements tiraient sur le peuple mapuche (comme, le 14 novembre 2018, sur le fermier Camilo Catrillanca, tué d’une balle dans le dos par la police), ils découpaient les parcs nationaux à la faveur des entreprises et niaient les demandes populaires (3). Ils parlaient du peuple comme de «va-nu-pieds», de «terroristes», de mendiants, pendant qu’ils excusaient et plaçaient les bourreaux de la dictature sous protection (4).

De l’autre, le peuple passait vingt-neuf ans à se reconstruire, à se retrouver, récréer ses syndicats et ses assemblées. C’est cela qui a permis, aujourd’hui, une si forte union entre les mouvements d’étudiants, de mineurs, de travailleurs portuaires, du transport, de la santé ou de l’éducation et les diverses organisations sociales et culturelles.

A l’aune de cette histoire, on ne peut rester aveugle à la douleur qui parcourt mon pays. La blessure qu’on croyait en phase de guérison est redevenue, le 19 octobre, de la chair à vif. Les militaires marchent à nouveau dans les quartiers plus et moins aisés, et tirent de vraies balles. Les commissariats se remplissent de personnes qui se font tabasser, menacer de mort, agresser sexuellement et torturer.

Certes, il y a des incendies et des pillages, mais les vidéos montrent aussi que les «forces de l’ordre» laissent faire. On connaît la comptine. La pénurie et la terreur qui s’installent et l’autoritarisme et la mort qui suivent.

Dans les rues, on voit écrit : «Ils nous ont tant pris qu’ils nous ont même pris la peur», et cette exploitation est devenue insupportable. Le peuple préférerait vivre dans un pays en paix, vivre plutôt que survivre, mais pour la plupart le chaos vaut mieux que le statu quo. Le président Piñera a dit : «Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est capable d’utiliser une violence sans limite, même quand elle entraîne la perte de vies humaines, avec pour seul objectif de produire le plus grand tort possible.» Ils ont reconnu nos morts, mais ils ne les ont pas pleurés.

La liste des morts va continuer à s’allonger, les médias nationaux traditionnels nieront nos demandes et diront que nous sommes violents, nos chemins croiseront encore des personnes crucifiées, comme l’ont été les détenus d’un commissariat de Peñalolén [un fait rapporté par l’Institut national des droits de l’homme, ndlr], et le sang coulera sur notre histoire, à nouveau. Mais, qui est «l’ennemi puissant» ? A qui appartiennent les morts et qui a les mains rouges ?

Par Namai Benno , militante, ancienne attachée parlementaire, journaliste chilienne résidant aujourd’hui en France .


(1) Selon les rapports Rettig et Valech. Mais l’Association des familles des détenus disparus évalue à 100 000 le nombre de victimes.
(2) Fundación Sol, 2017.
(3) En février, Piñera a réduit de 5 000 hectares le parc national Patagonia, à la faveur de l’entreprise minière australienne Equus Mining. Et en juillet 2018, 36 hectares du parc national Siete Tazas ont été cédés à l’entreprise touristique Valdokko.
(4) En juin, Jacqueline Van Rysselberghe, présidente de l’UDI, à propos d’une réduction du salaire parlementaire : «N’importe quel va-nu-pieds se sent le droit d’insulter ceux qui travaillent dans le service public» ; les syndicats sont comparés à des terroristes et Varela, l’ex-ministre de l’Education, avait déclaré : «Tous les jours, je reçois des plaintes de gens qui veulent que le ministère répare la fuite d’eau au plafond d’un collège […] et je me demande pourquoi ils ne font pas un loto.»

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