Chrétiens du Pakistan : « Ce n’est pas une question religieuse, mais une affaire de caste »

L’arrivée le 8 mai d’Asia Bibi au Canada marque le dénouement d’une affaire qui durait depuis dix ans, et qui témoigne du retour de la question du blasphème dans nos sociétés contemporaines. En 2009, cette villageoise chrétienne se dispute avec des femmes musulmanes qui lui reprochent d’avoir souillé l’eau réservée aux musulmans. Asia Bibi est accusée d’avoir alors insulté le prophète Muhammad. Condamnée à mort, elle sera acquittée huit ans plus tard.

Au Pakistan, l’affaire a suscité des manifestations de masse pour exiger son exécution. Cette susceptibilité pakistanaise à l’égard du blasphème trouve ses origines au XIXe iècle avec l’introduction par les Britanniques d’un code pénal pour l’Inde coloniale. Pour la première fois les « sentiments religieux » faisaient l’objet d’une protection juridique, et ce en termes laïcs, au même titre que la diffamation.

Un témoignage d’amour envers le Prophète

Intégrées au droit indien et pakistanais en 1947, ces dispositions ont eu pour effet d’inciter à la manifestation des sensibilités religieuses blessées. L’Asie du Sud fournit donc un précédent à la « laïcisation » du blasphème en cours dans les sociétés européennes, où l’offense au divin est remplacée par celle de discrimination ou d’incitation à la haine fondée sur les croyances religieuses.

Au Pakistan, ces dispositions furent renforcées dans les années 1980 afin que soient également protégés le Coran et le prophète Muhammad. Depuis lors, accusations de blasphème et lynchages sont choses courantes. Brandies de toutes parts, ces lois sont devenues une arme dans les règlements de compte personnels, et une sorte de totem national.

Les manifestations antiblasphème qui secouent régulièrement le pays témoignent d’une angoisse obsidionale propre au Pakistan et à son positionnement géopolitique. Nombre de Pakistanais sont convaincus qu’un complot étranger vise à éroder le caractère supposément islamique du pays. Manifester contre les blasphémateurs est vécu comme un témoignage d’amour envers le Prophète, et comme un acte de patriotisme. A contrario, blasphémer est une trahison religieuse mais aussi citoyenne, le déni du choix du Pakistan de se placer sous le signe d’Allah.

L’essor des nouveaux médias exacerbe le sentiment de dépossession. Les émeutes au Pakistan suscitées par les caricatures danoises puis par celle de Charlie Hebdo ne portaient pas tant sur l’interdit supposé de représenter le Prophète en islam que sur la circulation illimitée de l’outrage. Ce qui pose un problème, c’est l’impossibilité, à l’ère numérique, de contrôler les représentations publiques d’une religion dont ils se sentent dépositaires.

Déloyauté

Bien que la majorité des accusés de blasphème soient des musulmans, les minorités religieuses (3 % à 5 % de la population) sont surreprésentées parmi les victimes. Mais ce n’est pas au titre de leur identité religieuse que les chrétiens sont si souvent incriminés. A cet égard, le cas d’Asia Bibi est édifiant. Ce qui deviendra une affaire de blasphème commence par le refus des villageoises de boire l’eau prétendument souillée par une chrétienne. Or ce refus n’est pas une question religieuse à proprement parler, mais une affaire de caste.

La vaste majorité des chrétiens du pays sont d’anciens intouchables hindous, convertis à l’époque coloniale. Mais cette conversion n’a pas permis d’effacer le statut d’impureté propre à leur caste, spécialisée dans l’enlèvement des ordures. Cela se traduit par des discriminations à l’embauche, et par des restrictions relatives au partage de nourriture et d’eau, surtout en milieu rural.

L’islam ne reconnaissant pas le principe d’intouchabilité, cette discrimination ne peut être qualifiée que de religieuse, d’où le glissement dans l’affaire Asia Bibi d’une dispute de caste en accusation de blasphème. En somme, la majorité musulmane se comporte envers les chrétiens du pays, perçus comme d’anciens intouchables hindous, précisément à la manière d’hindous de haute caste, lesquels ont presque tous émigré en Inde.

Pour atténuer ce stigmate, les chrétiens donnent souvent des noms explicitement chrétiens à leurs enfants, ou bien adoptent un style vestimentaire typiquement occidental. Revendiquer une affinité avec la modernité occidentale, sur la base d’une religion partagée, leur permet d’affirmer une identité qui ne renvoie pas à leurs origines polythéistes et de basse caste. Néanmoins, cette attitude tend à conforter la majorité musulmane dans l’idée que les chrétiens ne seraient pas loyaux envers la partie.

Partialité

Pour un chrétien, le danger d’une imputation de blasphème ne se limite pas aux éventuelles représailles d’autojusticiers musulmans. L’accusé et sa famille risquent aussi de perdre l’appui de leurs voisins chrétiens, qui craignent d’être perçus comme complices. Par ailleurs, au sein de cette communauté pauvre, le soutien apporté aux victimes par les ONG humanitaires ou chrétiennes occidentales et la lointaine possibilité d’obtenir l’asile à l’étranger sont source de vives convoitises et de conflits.

Outre des mesures punissant les auteurs de fausses accusations, de nombreux chrétiens du pays souhaitent que les protections accordées aux symboles de l’islam soient symétriquement étendues à Jésus-Christ et à la Bible. Cette volonté d’étendre ces lois participe d’une dynamique de surenchère, où chaque communauté exige que ses figures saintes fassent l’objet de protections juridiques spécifiques.

Vue d’Europe, la question du blasphème au Pakistan n’est abordée qu’à travers le prisme du cas Asia Bibi, occultant ainsi le fait que la plupart des accusés sont musulmans. Allégorie de l’innocence en danger, Asia Bibi est devenue une figure de l’Occident. Le phénomène n’est alors appréhendé qu’en termes binaires où seule compte la différence religieuse, au détriment des enjeux de caste et de l’histoire singulière du droit pakistanais.

Cette personnalisation de la question du blasphème, tout comme l’existence de lois l’interdisant dans certains pays européens, renforce l’idée au Pakistan que l’Occident agit en la matière avec une partialité religieuse évidente. La promotion universaliste de la liberté d’expression ne peut faire abstraction de ces configurations locales, au risque de faire le jeu des plus fondamentalistes.

Paul Rollier est professeur à l’université de Saint-Gall (Suisse). Ses travaux portent notamment sur l’islam et la culture politique au Pakistan.

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