Chypre : calculs, cafouillages et émotions

Une bonne intrigue combine classiquement le froid calcul des acteurs rationnels, la dose de cafouillage nécessaire au réalisme et ce qu'il faut d'émotion pour électriser. Ces trois éléments se retrouvent dans le drame chypriote.

Le calcul des intérêts est au point de départ de l'affaire. Les pertes accumulées par un système bancaire hypertrophié l'ont rendu totalement dépendant de la Banque centrale européenne (BCE). Celle-ci ne veut plus continuer à assurer la survie de banques insolvables, et demande une solution.

Classiquement, il devrait revenir à l'Etat chypriote - tant que l'union bancaire n'est pas en place - de recapitaliser les banques, mais les pertes accumulées sont trop lourdes pour lui.

Il ne peut pas à la fois assumer le coût de l'opération et rembourser les crédits d'assistance dont il a un besoin pressant. Soucieux de restaurer une crédibilité écornée, le Fonds monétaire international (FMI) a décidé de ne pas jouer la comédie : il ne prêtera pas à l'Etat chypriote tant que celui-ci n'aura pas restauré sa solvabilité.

QUE DEUX POSSIBILITÉS

Au lendemain des élections chypriotes, il n'y avait que deux possibilités. Soit les partenaires européens prenaient à leur charge le renflouement des banques ; ce n'était pas bien cher - 0,06 % du PIB de la zone euro -, mais l'Allemagne, elle aussi soucieuse de crédibilité, ne voulait pas en entendre parler ; elle savait d'ailleurs que, si elle cédait, le SPD ne manquerait pas de se poser en défenseur de l'épargne des Allemands.

Soit l'Etat chypriote faisait payer les créanciers des banques, qui sont en l'espèce des déposants ; ce fut la solution retenue le 16 mars par les ministres des finances au terme d'une nuit de négociations. Plutôt que de faire passer les banques par une procédure de résolution, ils optèrent pour un prélèvement sur les dépôts.

C'est là qu'est intervenu le cafouillage, à dose pas vraiment homéopathique. La protection des déposants est une pierre angulaire de la stabilité financière, parce qu'elle prévient les paniques. Juridiquement, cela n'interdit pas de taxer les dépôts (l'Italie l'a fait en 1992), mais il y faut du doigté et une exécution sans faute.

Pour préserver son statut de place "offshore", Chypre voulait ménager les titulaires de gros comptes, ce qui a conduit à imposer, sans même une franchise, tous les avoirs inférieurs au seuil européen de 100 000 euros au-dessous duquel s'applique la garantie des dépôts. L'accord conclu par l'Eurogroupe était de ce fait contestable. Le fait que tous les participants à la décision s'en soient depuis distanciés est un terrible révélateur des dysfonctionnements et, pour tout dire, de l'irresponsabilité des comités qui tiennent lieu d'instances de gouvernance européenne.

OPINION SCANDALISÉE

Mais après avoir accepté l'accord et imposé une taxation au premier euro, le gouvernement chypriote ne l'a pas défendu face à une opinion scandalisée. L'émotion est venue, comme il se doit, du peuple. Le Parlement a rejeté le projet en bloc.

Après les élections italiennes il y a un mois, la révolte des Chypriotes confirme ainsi que le risque financier sous l'emprise duquel nous avions vécu les années 2010-2012 a été remplacé par le risque politique.

Ce ne sont plus les spéculateurs qui menacent la monnaie européenne - ils sont d'ailleurs restés remarquablement calmes la semaine dernière -, ce sont des peuples exaspérés.

Que faire désormais ? Il n'y a plus de bonne solution. Forcer Nicosie à liquider les banques en faisant porter les pertes sur les déposants non garantis porterait immédiatement le coup de grâce à son modèle de développement bancaire et entraînerait des fuites de capitaux massives, auxquelles l'Etat serait contraint de répondre par des contrôles aux frontières.

DANS LES BRAS DE LA RUSSIE

Laisser Chypre se précipiter dans les bras de la Russie, à supposer que celle-ci le veuille, ce serait laisser Moscou en fixer les conditions gazières ou militaires, au détriment de l'Union européenne. Quant au "plan B" de Nicosie, il reste pour l'heure trop nébuleux pour convaincre.

La moins mauvaise solution serait pour la zone euro de prendre à sa charge l'équivalent d'un prélèvement de 5 % sur tous les dépôts inférieurs à 100 000 euros, à condition que Chypre prenne en charge le reste et en fasse porter le coût sur les gros déposants. Pour les partenaires européens, le coût serait insignifiant - 1 milliard d'euros, soit un dix-millième du PIB de la zone euro - et la concession suffisamment minime pour ne pas être lue comme un irrémédiable aveu de faiblesse.

Si Chypre ne veut pas se résoudre à une telle solution, il faudra bien arrêter la fourniture de liquidités aux banques, comme la BCE a annoncé le faire. Ce serait de facto expulser Chypre de la zone euro - précisément ce que les dirigeants européens n'ont cessé de vouloir éviter depuis trois ans, mais mieux vaut perdre Chypre que toute sa crédibilité, et l'Allemagne avec...

Quelle que soit la solution retenue, l'édifice monétaire européen sortira sérieusement affaibli de l'épreuve. On ne gère pas un espace monétaire comme on gère un marché : il ne suffit pas de fixer des règles, il faut aussi faire des choix, assumer les décisions prises, et les exécuter. Il est temps de s'en rendre compte.

Jean Pisani-Ferry, Institut Bruegel

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