Chypre : la "troïka" a trahi la confiance des investisseurs

Moins d'un an après la faillite de la Grèce, la gestion calamiteuse du plan de sauvetage de Chypre nous a apporté une nouvelle illustration de la crise de confiance majeure que traverse la zone euro.

Tant la nature des décisions prises par les dirigeants européens que la manière de les prendre ont gravement et durablement entamé le crédit de la monnaie unique auprès des investisseurs internationaux.

Les crises en Grèce et à Chypre sont d'ailleurs intimement liées puisque la situation de la seconde trouve sa source dans les conditions de résolution de la faillite de la première en 2012. Le scénario était en effet écrit dès cette époque, en raison de la décote particulièrement élevée, imposée aux créanciers obligataires de la Grèce par les instances européennes. Les banques chypriotes ont en effet essuyé à cette occasion une perte de 4,2 milliards d'euros, soit plus de 24% du produit intérieur brut (PIB) du pays.

Si la situation était acquise il y a un an, on peut donc légitimement s'étonner de l'absence de décisions réfléchies sereinement et déplorer ce nouvel épisode tragi-comique, que nous ont joué les dirigeants de la zone euro, en associant petites phrases assassines, négociations nocturnes et réunions de la dernière chance, pour finalement aboutir en catastrophe à ce plan particulièrement contestable.

Pourtant au-delà de cette nouvelle étape dans la démolition de la crédibilité de l'euro, le mode résolutoire de la crise chypriote est clairement différent de celui de la Grèce, comme l'a parfaitement révélé la déclaration initiale et faussement maladroite du président de l'Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloen. Initialement nuancée devant la réaction négative des marchés financiers, cette déclaration a été ensuite totalement assumée et reprise à l'unisson par tous les acteurs du plan de sauvetage.

FIN DU STATUT D'ÉPARGNE SANS RISQUE

En quoi, le mode résolutoire des deux crises est-il différent ?

Le plan de sauvetage adopté dans le cas de la Grèce, le fameux " PSI ", a consacré pour la première fois depuis 1945 pour un Etat de l'Organisation de développement et de coopération économiques (OCDE), la fin du statut d'épargne sans risque de la dette d'Etat.

Le plan initial prévoyait une restructuration volontaire et limitée des investisseurs institutionnels, afin de limiter le coût de la sauvegarde de l'économie grecque. Une telle approche était cohérente avec celle mise en place aux Etats-Unis lors de la restructuration de la Ville de New York en 1980 par Rohatyn ou encore dans la protection de la Californie par JP Morgan et Barclays.

Mais en fixant à 75% le montant de réussite du PSI, et à plus de 50% le montant de la décote, l'Eurogroupe a clairement donné une nature forcée et non plus volontaire à cette restructuration et transformé de facto la dette grecque en une dette subordonnée de pays émergent.

Le PSI a assimilé à tort la crise de liquidité de la Grèce à une crise de solvabilité, sans toutefois conditionner cette restructuration à une liquidation des actifs, en violation du principe de protection des créanciers obligataires.

VÉRITABLE SPOLIATION

Il a également remis en cause le principe fondamental de " pari passu " (c'est-à-dire d'égalité des créanciers), en donnant rétroactivement à la BCE un statut de super séniorité par rapport aux autres porteurs de dette, ou encore en reniant le principe de continuité des contrats avec l'introduction de clauses d'actions collectives rétroactives.

Bref, certains ont pu évoquer à juste titre une véritable spoliation, indigne de la zone euro et il est fort à parier que ce PSI pourrait faire l'objet de procédures juridiques sur la base des éléments que nous avons évoqués.

S'agissant de Chypre, le plan de sauvetage arrêté sous la pression de l'Eurogroupe entend épargner les investisseurs de la dette d'Etat et faire payer les créanciers des banques, considérées comme étant responsables de la faillite du pays. C'est donc en apparence exactement l'inverse du PSI grec, avec le retour en grâce du statut sans risque de la dette d'Etat au détriment des investisseurs dans la dette privée.

Le fait que les banques chypriotes participent à une " économie-casino ", selon l'expression du ministre des finances, Pierre Moscovici, en accordant des taux attractifs aux dépôts d'investisseurs fortunés, notamment russes, apportent une satisfaction supplémentaire à nos dirigeants européens, actuellement en guerre contre la finance off-shore et les spéculateurs.

Cela mérite néanmoins qu'on y regarde de plus près.

Quelle est en effet la pertinence du " leitmotiv " du commissaire européen pour les services financiers, selon lequel le contribuable ne doit pas payer pour les banques, lorsque la banque est une victime collatérale de l'action publique communautaire, dictant la décote des obligations d'Etat grecques, comme c'est précisément le cas des banques chypriotes?

IMPACT PRÉVISIBLE

Les promoteurs de la restructuration de la dette obligataire grecque ont – comme nous l'avons dit plus haut - négligé son impact prévisible sur Chypre. Rompre les équilibres financiers est un jeu dangereux qui a toujours de graves conséquences et les négliger peut entraîner la ruine d'"un petit pays sans importance ", selon l'expression primesautière d'Angela Merkel.

Chypre souffre aujourd'hui d'une maladie nosocomiale contractée auprès de son voisin de chambre grec, du fait de l'incurie de leur thérapeute commun. Or, quel remède propose aujourd'hui cet inquiétant médecin à sa récente victime ? Un savant cocktail mêlant principalement un remède classique, coûteux et impopulaire mais qui a fait ses preuves : un prêt de 10 milliards d'euros de l'union européenne avec une contribution possible du Fonds monétaire international (FMI), le sacrifice des créanciers obligataires des banques et un remède expérimental, inédit: une " taxe " sur les dépôts.

Ces soins intensifs exigent en outre l'introduction de mesures de contrôle des changes à l'instar du plan de sauvetage de l'Islande, afin d'éviter la fuite des capitaux : les premiers soins déclenchent une hémorragie et le patient est placé dans un coma artificiel.

Ainsi, l'accord du 25 mars entre Chypre et l'Eurogroupe précise qu'une des conditions préalables à l'assistance financière européenne est le sacrifice des intérêts des créanciers obligataires et des déposants " non assurés " (c'est-à-dire les dépôts excédant 100.000 euros) de la banque Laiki et de la Banque de Chypre.

L'introduction de mesures de contrôle des changes est prévue afin d'assurer que les créanciers obligataires et surtout les déposants ne puissent transférer leurs capitaux et fuir ce piège financier. La restructuration de la dette privée comme préalable à l'assistance financière européenne favorise naturellement la fuite des capitaux, un " bank run " et porte une atteinte irrémédiable au crédit des banques concernées.

L'école chypriote nous enseigne donc que les investisseurs et même les déposants ont intérêt à prendre des mesures rapides pour protéger leurs avoirs en les transférant dans des établissements ressortissants de pays de la zone Euro plus sûrs, et ce dès les premiers signes de tension sur la dette d'un Etat ou de son secteur bancaire afin d'anticiper les mesures de contrôle des changes et les mesures d'expropriation.

RIEN À SAUVER

Dès lors, il ne restera rien à sauver du système bancaire de l'Etat concerné, sa ruine sera consommée et l'argent du contribuable, qui ne sera pas épargné, sera versé trop tard et en pure perte. Désormais, du point de vue des créanciers privés la valeur de l'Euro n'est plus la même à Rome, Nicosie, Paris ou Berlin puisqu'elle varie selon la robustesse ou la faiblesse de chaque banque européenne.

Cette analyse a été faite en juin 2011 par un dirigeant de la Banque centrale européenne (BCE), Bini Smaghi, qui estimait en outre qu'une telle restructuration favorise les investisseurs liquidant leurs positions sur les marchés le plus tôt possible et les comportements spéculatifs à court terme (notamment par la cession à découvert des obligations d'Etat), au détriment des investisseurs à long terme dans la zone euro, découragés par la forte volatilité et les dynamiques de marché perverses.

Les effets secondaires du remède inédit administré au patient chypriote sont donc multiples et dangereux, en véhiculant un message nuisible aux autres Etats membres de l'Union Européenne. L'expérience chypriote crée le risque ultime d'une véritable pandémie : les créanciers privés seront naturellement conduits à déserter les banques les plus faibles adossées aux économies des pays les plus faibles pour se concentrer dans les établissements bancaires les plus solides des pays les plus riches.

De ce point de vue, on peut également émettre de sérieux doutes sur l'impact réel du respect du seuil des dépôts garantis de 100.000 euros, dès lors que le " bank run " commencera l'ensemble des créanciers garantis ou non se présentera au guichet des établissements. Il faut malheureusement craindre plus que jamais l'effet domino des enchaînements de cas de défaut et leurs conséquences ultimes encore accentuées par les choix imposés par le médecin fou de la zone euro.

Comme souvent dès lors que l'on brutalise les fondements de l'économie de marché, les principes fondamentaux du droit sont également battus en brèche et le monstre financier engendre un monstre juridique : atteintes graves au droit de propriété des créanciers, insécurité juridique, rétroactivité des règles restrictives ou préparatoires à la spoliation, telles les fameuses " Collective Action Clauses " dans l'exemple des émissions obligataires grecques.

Les créanciers privés sont-ils pour autant démunis ou peuvent-ils se prémunir contre les éventuelles atteintes futures à leurs droits que la désastreuse " école de Chypre " a mis en lumière ?

Les investisseurs institutionnels et les banquiers doivent désormais plancher sur cette question angoissante pour sécuriser leurs portefeuilles et développer une gestion dynamique des risques financiers et juridiques de leurs portefeuilles, à l'épreuve de la prochaine crise financière affectant la zone Euro.

L'hypothèse de travail retenue est celle d'un défaut majeur voire d'une faillite d'un établissement bancaire de premier rang et des dangers recelés par des instruments juridiques, qui hier encore paraissaient anodins et parfaitement adaptés à un monde financier intégré et globalisé.

L'Eurogroupe a ouvert la boîte de pandore en portant atteinte aux droits fondamentaux des investisseurs et en agissant en contradiction avec ses objectifs politiques : au nom de leur maintien dans la zone euro, deux pays en sont de facto écartés.

Jean-Jacques Legendre (conseiller financier, Orfeo Finance) et Christophe Caffard (avocat)

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