Cinq ans après, n’oublions pas la révolte de la place Tahrir

À partir du 25 janvier 2011, la place Tahrir a été le Haut-Lieu d’un soulèvement populaire, qui, défiant une répression sanglante, s’est mué en kermesse festive et en agora permanente. Événement sans précédent, non seulement par le nombre de ceux qui ont pris possession de la place. Mais aussi et surtout, par la nouveauté, la maturité, la puissance qualitativement subversive, des idées que le soulèvement a permis de cristalliser. Ce bouillonnement révolutionnaire s’est perpétué, avec des hauts et des bas, durant deux ans et demi. Puis la place a été réduite au silence. Depuis, il est de bon ton, dans la plupart des commentaires, de ne voir du soulèvement que son issue finale, que la défaite politique de Tahrir. On passe ainsi à côté de son acquis essentiel – à savoir, l’avènement d’un acteur proprement moderne sur la scène historique égyptienne, l’éveil d’une subjectivité citoyenne massive, un renversement du rapport psychologique entre gouvernés et gouvernants.

Ce n’est pas la première fois que le peuple égyptien se soulève, il n’a pas cessé de le faire au long des siècles. Ce qui est sans précédent, c’est qu’en 2011, les gouvernés se sont soulevés en ayant conscience d’être dans leur droit, en tenant leur soulèvement pour légitime. Jusque-là, en effet, au pays des Pharaons, des Sultans et des Raïs, le pouvoir était non seulement exercé sans limite et sans contrôle, mais il était, de surcroît, légitimé par l’ensemble de la population. Pourquoi celle-ci acceptait-elle comme allant de soi, un pouvoir sur lequel elle n’avait aucune prise ? Parce que ce pouvoir lui semblait émaner d’une instance supérieure, transcendante. Parce qu’il représentait, à ses yeux, le reflet sur terre d’un dessein céleste.

Aussi les gouvernés, quand ils se révoltaient, ne s’élevaient jamais contre le pouvoir, jamais contre le Sultan ou le Raïs, jamais contre l’ordre des choses existant. Ils se révoltaient, parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, dans des situations devenues intenables. Et ils vivaient leur propre révolte comme une aberration, comme un geste de désespoir, comme un péché, que leur conscience réprouvait, alors même que la situation le rendait inévitable.

La fin des inhibitions

Ce que le mois de janvier 2011 a révélé, c’est un changement qui a lentement mûri, dans les profondeurs du pays, au cours des deux derniers siècles. L’éveil d’une nouvelle génération d’acteurs sociopolitiques, libérés des servitudes traditionnelles et des inhibitions psychologiques propres à une société colonisée. Ils sont de moins en moins entravés par les mythes de la prédestination et de la fatalité, par le respect instinctif des hiérarchies, par le conformisme communautaire. Ils ne se méfient plus de ce qui tend à l’originalité, à la rupture, à l’imprévu. Ils ont de plus en plus tendance à se distinguer, à s’affirmer, individuellement. Chacun d’eux accède par là à une triple autonomie.

Autonomie physique et mentale : c’est un individu, dont le projet de vie, défini par lui-même, n’est plus tributaire de sa communauté traditionnelle (grande famille, village, clan). Autonomie psychique et métaphysique : c’est un sujet, qui situe le principe de sa pensée dans sa propre conscience, et non plus dans un pouvoir transcendant, ou surnaturel, qu’il concevait auparavant comme déterminant son destin à sa place. Enfin autonomie politique : c’est un citoyen, qui, déniant au gouvernant toute légitimité sacrale, se considère désormais comme dépositaire naturel de la souveraineté nationale. Ce nouvel acteur ne définit pas l’ensemble de la société, ni même l’ensemble des classes moyennes. Il est bien évidemment minoritaire. On a parlé de sept à huit millions de personnes, surtout des jeunes de moins de trente ans. Au regard d’une population de 90 millions, c’est peu. Mais en termes de densité politique, ce sera décisif.

Ces jeunes pensent de plus en plus les mêmes choses, mais ils ne le savent pas encore. Chacun d’eux continue de se croire seul, impuissant, désarmé. Parce que la chape policière sous Moubarak est terrifiante. Elle infuse la peur jusque dans le quotidien des gens. Elle bloque toutes les voies de communication horizontale, par où ces jeunes pourraient échanger entre eux, par où leurs multiples doutes personnels pourraient se rejoindre, se conjuguer, et produire une conscience collective. C’est cette chape de terreur que Tahrir va dynamiter.

Alchimie mystérieuse de la révolte

L’enchaînement des événements qui a soudain produit l’explosion révolutionnaire, a répondu à une alchimie mystérieuse. Il n’était prévu par personne, il s’est présenté, à ceux-là mêmes qui en furent les principaux acteurs, comme un miracle. Mais en advenant, il a précipité et cristallisé la prise de conscience collective de ce qui, jusque-là, n’avait été que secrètement pressenti. Non seulement le peuple pensait qu’il était désormais dans son droit, en se soulevant contre le despote, mais il décidait que le pouvoir n’avait plus le droit d’être despotique. Qu’il devait changer de nature, devenir démocratique. Ce formidable retournement de conscience s’est effectué souterrainement, à l’insu de ses propres acteurs, jusqu’au moment où il leur est soudain apparu, à la fois comme une surprise et comme une évidence.

Les « gens de Tahrir » représentaient un phénomène inclassable, hybride, une avant-garde antiautoritaire et spontanée, un réseau horizontal, multi-centrique, trans-idéologique. Et cependant cette étrange nébuleuse avait sa respiration, son imaginaire, son efficace, propre. Son dynamisme reposait sur une double occupation du temps et de l’espace. D’une part, grâce aux réseaux sociaux, tous ces sujets individuels, aux décisions autonomes, communiquaient entre eux en temps réel, pouvaient croiser leurs idées et coordonner leurs mots d’ordre, au gré de circonstances changeantes, pour épouser au plus près les exigences les plus imprévues. D’autre part, il y avait prise de possession d’un espace public reconnu, agréé par la conscience collective, magnifié par le sang de plus mille jeunes morts sur la place. Tahrir est ainsi devenue, tout ensemble, un lieu de rassemblement, un repère symbolique et un cri de ralliement. Elle pouvait se démultiplier en dizaines d’autres places. Elle apparaissait alors, et comme un lieu de pression directe sur le pouvoir, et comme un contre-pouvoir installé dans les esprits.

Mais cette avant-garde sociopolitique avait son talon d’Achille. Elle ne pouvait maintenir indéfiniment le pays en ébullition. Elle créait une situation révolutionnaire qui devait nécessairement déboucher sur l’alternative : soit la mise en place d’une nouvelle configuration politique, soit le retour en arrière, la restauration de l’ancienne configuration. La place publique pouvait exprimer le rejet le principe de l’autocratie. Elle pouvait, en cristallisant une volonté populaire massive, provoquer la chute effective d’un autocrate. C’est si vrai, qu’en deux ans et demi, Tahrir a renversé trois autocrates successifs, Moubarak, puis Tantawi, puis Morsi. Mais elle ne pouvait pas, par elle-même, offrir au pays une alternative concrète de pouvoir. Ce qu’elle avait provoqué, c’était bien une révolution, mais une révolution culturelle.

Aucune force émanant de la place Tahrir, et organiquement liée à elle, n’avait développé une utopie, une pensée, une expérience collective, une force organisationnelle, qui lui aurait permis de briguer la direction du pays. Au bout du compte, Tahrir avait créé un vide au sommet, qu’elle n’avait pas les moyens de remplir. On connaît la suite. Un partenariat conflictuel, entre l’Armée et les Frères Musulmans, pour récupérer, puis briser, l’élan révolutionnaire de la Place, débouchant sur le retour à un Etat militaro-policier.

Le nouveau Raïs s’efforce de justifier, par la lutte antiterroriste, une répression qui vise à réduire au silence toutes les voix dissidentes, y compris les plus démocratiques, les plus éloignées de la mouvance djihadiste et terroriste. Il croit pouvoir revenir à l’Égypte des Nasser et des Sadate, en exorcisant le spectre de Tahrir. Il n’a pas compris ce qui a définitivement changé depuis. Que, s’il a bien été élu par une majorité du peuple, il n’a plus de mandat céleste. Une certaine jeunesse, déjà, le jauge, le juge, le critique. Elle le regarde comme un mandant regarde son mandataire, elle le considère comme responsable devant elle, critiquable et révocable. Mais il ne le sait pas. Il n’a pas retenu l’essentielle leçon du soulèvement, magnifiquement résumée par ces mots, tracés sur un mur de Tahrir et qui sonnaient à la fois comme un avertissement et une promesse : « Le régime n’a pas changé, mais le peuple a changé ».

Mahmoud Hussein, a notamment publié Ce que le Coran ne dit pas (Grasset, 2013).

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