Citoyens-actionnaires

Initialement limitée à la Grèce, la défiance des marchés financiers s'étend progressivement à l'ensemble de la zone euro. Les investisseurs internationaux hésitent de plus en plus devant la dette des Etats européens. L'euro a perdu près de 20 % de sa valeur depuis six mois. Autrement dit, les Européens se sont appauvris de 20 %.

La réaction des investisseurs est légitime. C'est celle d'un créancier qui s'inquiète de détenir une créance sur une entreprise dans laquelle il n'a plus confiance.

C'est en effet un scénario de stagnation, voire de récession, qui se dessine pour la zone euro. Le potentiel de croissance est limité du fait d'une démographie peu dynamique et d'une productivité qui plafonne. Par ailleurs, la chute de l'euro entraîne une diminution du pouvoir d'achat. La peur de l'avenir pousse les ménages à épargner plus. La consommation va donc stagner, et les entreprises vont réduire leurs investissements. Le chômage va augmenter. La dette publique, en panne de croissance et d'investisseurs, va se maintenir à un niveau élevé. A ce scénario pourrait s'ajouter un choc pétrolier, une déflation ou une faillite bancaire.

Cette réaction des créanciers devrait nous interpeller, nous autres Européens. Nous avons vis-à-vis des Etats les mêmes relations que les actionnaires vis-à-vis des entreprises. Nous investissons dans l'Etat par le paiement des impôts. Comme les entreprises, les Etats peuvent financer leurs investissements par du capital, en levant plus d'impôts auprès de leurs contribuables/actionnaires, ou par de la dette, s'ils trouvent des investisseurs pour leur prêter de l'argent.

Nous investissons également dans l'Etat le temps que nous consacrons à ses institutions et même la mobilisation possible de nos enfants. Nous participons à la prise de décision par les élections. Nous profitons directement de la création de valeur par les mécanismes de retraite par répartition et de redistribution ainsi que par les biens publics. Et en cas de faillite de l'Etat, nous perdons ces actifs dans lesquels nous avons investi.

Dans le cas d'une entreprise, actionnaires et créanciers doivent partager une même confiance dans le modèle de développement : stratégie, avantages concurrentiels, solidité et expérience du management, engagement des actionnaires dans la durée. C'est la qualité de ce modèle qui va déterminer le retour sur investissement pour l'actionnaire et la capacité de remboursement pour le créancier.

Les créanciers n'ont pas toujours été rigoureux dans leur analyse du modèle concernant les Etats, ce qui a abusé les actionnaires. Les créanciers ont fait confiance au privilège des Etats de pouvoir imposer des augmentations de capital à leurs actionnaires. Les Etats peuvent en effet toujours augmenter les impôts pour rembourser leurs dettes ; c'est pourquoi on parle de dette souveraine. Cette possibilité de lever l'impôt n'est toutefois pas illimitée : dans un monde ouvert, les capitaux, les bénéfices et les salaires peuvent se déplacer d'un pays à un autre et donc échapper à la taxation d'un Etat.

Par ailleurs, l'environnement économique a poussé les créanciers à acheter trop de dettes des pays développés. Les Banques centrales ont maintenu une liquidité surabondante dans les pays développés pour y soutenir la croissance. Cette liquidité a été placée pour partie dans la dette publique.

Dans les pays en voie de développement, du fait de l'insuffisance de la protection sociale et des inégalités de revenus, une surépargne s'est créée qui trouve difficilement à s'investir localement. Cette surépargne détenue par un petit nombre d'acteurs économiques est donc placée dans des produits financiers fabriqués dans les pays développés, à rendement faible mais à risque supposé limité : dette publique, dérivés de portefeuilles de crédits, dont les subprimes, etc.

Aujourd'hui encore, dans le cas des Etats-Unis, la dette publique profite du rôle de monnaie d'échange internationale et de monnaie de réserve du dollar. Par ailleurs, les pays en voie de développement sont les créanciers des Etats-Unis et de l'Union européenne, mais ils en sont également les fournisseurs. Et comme pour une entreprise, un créancier hésite toujours un moment avant de faire tomber son débiteur lorsque celui-ci est également son principal client.

Mais, à la suite du doute jeté sur les statistiques grecques en décembre 2009, les créanciers commencent à se pencher sur le modèle de développement des Etats européens. Sous la pression, ces derniers se déchargent d'une partie de leur dette sur les banques commerciales et les Banques centrales, et décident de réductions substantielles des dépenses publiques pour améliorer leur bilan. Les dépenses publiques ont cependant déjà été fortement sollicitées pour sauver les acteurs économiques touchés par la crise (banques, industries, Etats surendettés).

Les gouvernements s'attaquent donc en premier lieu aux dépenses de l'enseignement, de la recherche, de la culture et de la protection sociale. C'est ainsi que les Etats-Unis ont arbitré le plan de sauvetage des banques contre le budget de la NASA. De même, l'Allemagne, dont les banques restent aujourd'hui en grande difficulté, a annoncé une réduction des prestations sociales.

En procédant ainsi, les Etats européens manquent leur objectif. Ces économies de court terme ne garantissent pas la viabilité à long terme du modèle de développement. En outre, les Etats de la zone euro sont entrés dans une spirale d'annonces successives d'économies qui va être très difficile à arrêter.

Comme dans une entreprise, les plans de réduction de coûts ne servent à rien s'ils ne sont pas au service d'une stratégie à moyen-long terme. Et comme dans une entreprise, les créanciers ne retrouveront la confiance que si les actionnaires que nous sommes recapitalisent. Cette recapitalisation s'entend au sens propre - rapatrier les capitaux logés dans les paradis fiscaux et consentir à nouveau à l'impôt - comme au sens figuré - réinvestir dans un projet politique et des institutions d'ici à 2012.

Notre projet politique depuis trente ans - la croissance économique garante de la prospérité et du bien-être individuel - a montré ses limites : montée dramatique des inégalités, existence d'un quart-monde mal logé et mal nourri, famines dans le tiers-monde, catastrophes écologiques, instabilité internationale... C'est donc le monde dans son ensemble qui a besoin d'être repensé.

C'est un vaste projet qui reste à écrire. Mais, dans tous les cas, il faudra qu'il replace l'homme au centre du monde. Car, sans confiance dans l'homme, pas de vouloir-vivre collectif. Sans confiance dans le rapport de l'homme au monde, pas de bien-être individuel et pas d'énergie, l'homme trouvant son équilibre dans son rapport au monde. On a beaucoup dit et écrit après la seconde guerre mondiale sur le caractère suspect a priori de tout projet pour l'homme, le mal irréductible et radical qu'il y aurait en l'homme et le lien qui se serait cassé entre l'homme et le monde, l'étrangeté de l'homme au monde.

La réalité telle que nous savons aujourd'hui l'appréhender peut paraître complexe et étrange, mais elle est toujours intelligible et la connaissance du monde et l'harmonie avec le monde sont plus que jamais un enjeu pour demain.

Florence Marie et Guillaume Sarlat, cadres de banque.