Coalitions contre réseaux, l’économie de l’anti-terrorisme

Pour riposter sur le terrain aux attaques terroristes de l’organisation Etat islamique (EI), une voie semble aujourd’hui privilégiée par les dirigeants politiques : la quête de coalitions. Beaucoup de philosophes, de sociologues et de spécialistes de géopolitique se sont interrogés sur la signification qu’il convenait de donner au terme d’« ennemi » dans le cas des attaques terroristes, mais bien peu encore se sont penchés sur le sens que recouvrent ces coalitions.

Les termes d’alliances et de coalitions conclues entre des nations renvoient à des modèles traditionnels de coopération, qui s’inscrivent dans une histoire longue. Plus récemment, des distinctions analytiques importantes ont été introduites. Elles concernent la formation, l’organisation et le fonctionnement des coalitions, grâce, notamment, aux contributions de la théorie des jeux coopératifs. Elles permettent d’éclairer une question aujourd’hui essentielle : ces coalitions constituent-elles encore des modes d’organisation adaptés et efficaces pour intervenir dans un univers social qui fonctionne de plus en plus selon un modèle différent, celui des réseaux ?

En principe, toute coalition vise à former une entité fondée sur une entente qui engage les parties. Cette condition n’est toutefois assurée que si les objectifs des différentes parties sont identiques. A l’évidence, une telle condition n’est pas satisfaite entre la Russie et les Etats-Unis, par exemple.

D’autre part, la supériorité d’une grande coalition, qui regroupe, autour des Etats-Unis et de la France, le Royaume-Uni et la Russie, et, demain peut-être, d’autres pays, n’est logiquement garantie que si les gains que pense en tirer chacun de ses membres sont supérieurs à ceux que leur apporteraient des alliances limitées. En la circonstance, il apparaît que les intérêts de la France, au regard de ses objectifs affichés, seraient sans doute mieux satisfaits en formant deux sous-alliances différentes avec les Etats-Unis, d’une part, et avec la Russie, d’autre part, sur la base, chaque fois plus restreinte, de leurs intérêts communs. Des divergences apparaissent déjà entre la France et l’Allemagne sur le comportement à l’égard de l’Arabie saoudite, en raison, notamment, de leurs intérêts respectifs en termes de contrats d’armement.

Réseaux sociaux flexibles et plastiques

Le même raisonnement s’applique également aux autres parties. Elle rend, pour cette raison, problématique la formation effective de cette coalition « la plus large possible », pourtant en théorie la plus puissante, pour venir à bout de l’EI. D’un autre côté, on peut également douter de la stabilité de ces alliances de circonstances négociées séparément par les parties, tant elles sont dépendantes de l’évolution dynamique et largement imprévisible des différentes dimensions conflictuelles dans la région.

Face à ce jeu d’alliances déployé par les Etats menacés, le système terroriste développé par l’EI suit un modèle différent, celui d’une organisation en réseaux, qui fonctionne selon un autre mode opératoire. Certes, l’ambition de restaurer un califat révèle sa volonté d’un centre ancré géographiquement au Levant. Mais ce centre peut se déplacer et se démultiplier, comme en témoigne l’organisation d’un nouveau pôle en Libye, qui s’apparente déjà à une base avancée pour constituer de nouveaux réseaux. L’essentiel de ses actions extérieures se coordonnent au travers des réseaux sociaux flexibles et plastiques, capables de se déployer très rapidement, en se jouant des barrières géographiques sur tous les continents, de Paris à Djakarta.

Et pourtant, c’est à une autre « grande coalition » militaire que songe encore la France pour combattre l’EI en Libye. Or on sait aujourd’hui que les principes, qui règlent la dynamique de ces opérations organisées et réalisées en réseaux, conduisent à des situations très différentes de celles pour lesquelles les coalitions sont conçues. Ainsi, tandis que la formation de coalitions et la définition de leur stratégie dépendent presque exclusivement des volontés souvent divergentes des Etats qui les constituent, les stratégies en réseaux se conçoivent et s’organisent plutôt en fonction des structures que peuvent prendre de tels réseaux en fonction du terrain. Il s’agit de structures mouvantes, génératrices, pour cette raison, de surprises pour ses adversaires.

Si, par conséquent, les coalitions formées pour satisfaire les visées politiques de leurs membres ont déjà quelque peine à venir à bout militairement du socle géographique de l’EI, on peut raisonnablement penser qu’elles sont encore plus mal adaptées, même sous d’autres formes que celle militaire (diplomatie, renseignement…), pour détruire une nébuleuse terroriste islamique qui fonctionne autrement.

Sur le plan diplomatique, par exemple, la grande coalition issue du vote unanime au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies du 18 décembre n’est même pas prête à s’entendre sur la désignation des mouvements terroristes agissant en Syrie (comme maintenant en Libye). Signe que cette grande coalition offre d’abord un champ de manœuvre pour ce que les théoriciens des jeux appellent des « jeux coalitionnels ».

Il faut donc réfléchir, dès maintenant, aux moyens dont ces coalitions, une fois formées, pourraient disposer pour agir efficacement contre des réseaux.

Christian Schmidt (Professeur émérite, université Paris-Dauphine)

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