Cologne : une variation ethnique de la domination masculine

L’artiste suisse Milo Moiré sur le parvis de la cathédrale de Cologne, le 8 janvier : «Respectez-nous ! Nous ne sommes pas une cible même si nous sommes nues.» PHOTO ZACHARIE SCHEURER. HANS LUCAS
L’artiste suisse Milo Moiré sur le parvis de la cathédrale de Cologne, le 8 janvier : «Respectez-nous ! Nous ne sommes pas une cible même si nous sommes nues.» PHOTO ZACHARIE SCHEURER. HANS LUCAS

Comme le robot d’Asimov, immobilisé sur une planète lointaine par des ordres contradictoires, les féministes sont restées pétrifiées par les événements de Cologne : une gigantesque séance de harcèlement de rue, le soir de la Saint-Sylvestre, suivie d’un déferlement de haine raciste, au prétexte que les agresseurs étaient de jeunes hommes étrangers. L’événement, tel qu’il apparaît dans la presse, associe les violences sexuelles et l’ethnicité (la «race», la religion, l’origine) de leurs auteurs.

Une fois n’est pas coutume, nous poserons d’abord la conclusion de ce papier avant d’entrer dans des analyses plus complexes. «Ausnahmslos. Aucune excuse pour les agresseurs sexuels ni pour les racistes». Les féministes allemandes rappellent, dans une pétition en ligne, le lien organique entre féminisme et antiracisme. La biologisation de l’infériorité des femmes et des personnes à la peau noire ou foncée provient de la même matrice patriarcale, qu’elle soit ancrée dans les religions ou dans les Etats démocratiques modernes, les premières comme les seconds incarnés par des hommes hétérosexuels blancs, issus des classes dominantes. Ce propos abrupt permet d’aborder le débat sans complexe. Il ne s’agit pas de trouver des excuses à quiconque ou de hiérarchiser les problèmes. Cela ferait le jeu aussi bien des antiféministes que des racistes. Nous soupçonnons que ce sont les mêmes.

Qualifier les faits

La plupart des agresseurs de Cologne ne seront pas poursuivis. Drague lourde, insultes sexuelles, mains aux fesses, attouchements, étreintes forcées, baisers volés imposés par des auteurs inconnus de la police, donc non récidivistes, sont rarement considérés comme des délits en Allemagne. En Belgique, comme en France depuis 2012, les faits de violence ont un caractère aggravé lorsqu’ils sont qualifiés de violence sexuelle. Un frotteur-frôleur du métro, tout comme un professeur harceleur dans une université, est désormais passible de poursuites pénales. Il s’agit d’un tournant majeur.

A quoi pourraient être comparés, ethnicité mise à part, les événements de Cologne ? On pense aux débordements des supporteurs en marge des grandes compétitions de football. Aux bizutages et autres fêtes étudiantes dont le but est de faire boire les filles pour les abuser ensuite. Aux fêtes de Bayonne qui, chaque année, enregistrent des plaintes pour viol et agression sexuelle. A la vie quotidienne de toutes les femmes d’Europe dans la rue, dans les transports en commun, dans des villes où s’affichent sans complexe les cultures urbaines masculines : drague, sexe et consommation de corps de femmes. Cette ville, faite par et pour les hommes (1), résultat d’une éducation asymétrique des filles et des garçons, est fondée sur la reproduction du modèle d’un garçon hétérosexuel, viril et dominant, ce que nous avons appelé, avant d’autres, la fabrique des garçons (2). Il s’agit donc de lutter pour l’accès à la ville pour toutes et tous, et non pas contre les garçons arabes pris comme boucs émissaires.

Désir d’Europe, d’Orient

On a dit des hommes présents à Cologne qu’ils étaient des migrants économiques, à la différence des familles syriennes chassées par la guerre (une autre façon de faire du racisme en séparant les bons et les mauvais étrangers). Quels rêves emportent ces jeunes hommes, qui traversent le Sahel et s’embarquent, au risque de leur vie, sur des coquilles de noix ? N’est-ce pas celui d’un eldorado, dont fait partie ce corps des femmes, affiché sur les murs et consommable dans les eros-centers allemands comme dans les bordels des frontières belges ou catalanes ? Cherchons la symétrie : quels désirs animaient les explorateurs partis à la conquête du monde ? Celui de ces vahinés et femmes africaines aux seins nus, peintes sur les affiches de propagande de l’armée coloniale ? Quid des promesses de débauche sexuelle (et leur réponse industriellement organisée) lors des grands mondiaux de football qui ont déplacé des millions d’hommes venus du monde entier vers les stades d’Allemagne, d’Afrique du Sud ou du Brésil ?

Ces mobilités des hommes, leur arrachement aux solidarités organiques de la famille et de la communauté, sont propices à la désinhibition violente des sexualités masculines. Ce n’est pas une question de misère sexuelle. Les philosophes féministes ont analysé la violence sexuelle comme un fait politique majeur (l’esclavagisation des femmes dans la sphère domestique et leur objectivation comme objet sexuel dans la sphère publique). La Saint-Sylvestre de Cologne est une variation culturelle de ces pratiques sexuelles masculines en mobilité et des violences qui en découlent.

L’Europe en manque d’enfants

Autre contexte : l’Allemagne, avec 1,79 enfant par ménage, est en déclin démographique. La répartition de ses richesses repose sur le salariat. Il lui faut importer une main-d’œuvre dont elle n’aura pas à assurer le soin des premières années et dont elle espère le départ avant l’âge de la retraite. L’ethnicisation des classes sociales qui en découle (des personnes à la peau noire ou foncée exploitées dans des emplois subalternes) donne à voir, ici comme ailleurs, l’efficace persistance des structures coloniales au cœur des villes. L’Europe en manque d’enfants coopte l’élite des migrants, puis l’élite de leurs enfants, tout en construisant des barrières symboliques pour se prémunir du métissage. Les réactions racistes aux événements de Cologne n’annoncent-elles pas aussi la tentation de l’apartheid, marqué par la séparation sexuelle de races réputées incompatibles ?

Face à ces enjeux majeurs, le féminisme, l’écoféminisme ou le care peuvent apporter beaucoup à une philosophie politique à bout de souffle, tentée par le déclinisme, entre la nostalgie d’un ordre de genre confondu avec la liberté sexuelle et la menace de nouvelles invasions barbares. Méfions-nous de ces récupérations. Attelons-nous d’urgence à l’enjeu que représentent l’éducation des garçons et la mobilisation des hommes pour l’égalité et la lutte contre les violences sexuelles. Pas seulement en direction des étrangers auxquels l’on impose, dans des stages d’accès à la nationalité en Allemagne ou en Suisse, le visionnage de femmes occidentales dénudées pour leur demander s’ils en acceptent le modèle (le comble de l’hypocrisie et du sexisme), mais pour tous les hommes, auxquels l’on propose, depuis leur plus jeune âge, ces modèles virils au détriment d’autres ressources plus utiles au développement harmonieux des sociétés contemporaines.

Par Sylvie Ayral, Professeure agrégée, docteure en sciences de l’éducation et Yves Raibaud, Géographe, maître de conférences à l'université Bordeaux-Montaigne.


(1) La Ville faite par et pour les hommes, d’Yves Raibaud, Belin, 2015. (2) La Fabrique des garçons, de Sylvie Ayral, PUF, 2011.

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