Comment “casser” les titans de la tech ?

Les titans de la tech ont une influence croissante sur les chaînes de valeur mondiales. Faut-il tolérer ces oligopoles ou les casser ? Les Gafam américains (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et Bathx chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei et Xiaomi) sont à la fois des acteurs prédateurs et des instruments de puissance pour les pays où ils ont leurs sièges. Ces titans sont des oligopoles sur leur territoire respectif (triade élargie, dont l’Europe, pour les Gafam ; Chine pour les Bathx), qui dominent les technologies de demain (intelligence artificielle, 5G, voiture autonome, etc.). Ils stockent, utilisent et revendent nos données sans payer d’impôts dans les pays où ils créent de la valeur économique.

La théorie économique moderne, notamment aux Etats-Unis, et même le droit de la concurrence américain, considèrent que les oligopoles ne sont pas nécessairement mauvais à deux conditions : qu’ils innovent en permanence ; qu’ils puissent être contestés par de nouveaux entrants sur les marchés sur lesquels ils opèrent. La question centrale à propos des titans de la tech, dans la mesure où ils continuent apparemment d’innover, est donc la suivante : de nouveaux entrants peuvent-ils contester leur puissance ?

Si la réponse est négative, deux approches sont alors possibles : soit « casser les titans » en séparant leurs activités, soit considérer que les données sont un bien commun et obliger les titans à partager leurs données avec des start-up qui pourront alors offrir des services alternatifs.

Séparation ou partage des activités ?

La première approche, celle de la séparation, obligerait par exemple Facebook à revendre WhatsApp et Instagram en donnant une action WhatsApp et une action Instagram à chaque propriétaire d’une action Facebook ; ou encore à séparer la distribution d’Amazon de son service sur le cloud – chaque actionnaire d’Amazon reçoit une action Distribution et une action Cloud – ; ou bien encore à séparer Google de Waze afin que Google ne collecte plus de données sur nos déplacements en plus de celles collectées sur nos recherches sur Internet.

La seconde, celle du partage (des données), peut concerner les données brutes, ou les « données signifiantes » – celles qui incluent les réseaux de relations des porteurs de données –, voire les « données déjà traitées par l’intelligence artificielle ». Ce partage peut intervenir à travers des interfaces, ce qui conduirait à parler de « réglementation par API » (« application programming interface ») : chacun aurait le droit à sa clé d’interface pour ses données.

Mais cette approche par le partage pose des questions quasi insolubles : qui définit les données et le niveau de transformation des données qui doivent être partagés ? Qui définit les règles qui imposent le partage à certains et pas à d’autres ? Qui indemnise les actionnaires après la baisse de la valeur des actions à la suite du partage ? Et combien d’internautes sont capables de se servir de leur API key ? Comme dans le cas du « consentement à l’usage des données » imposé par le Réglement général de protection des données (RGPD), les titans vont nous mettre face à l’alternative d’accéder à toutes leurs requêtes… ou de perdre leurs services.

Ils dévorent la concurrence

L’approche par la séparation semble la plus opérationnelle. Dans ce cas, l’actionnaire de Facebook n’est pas spolié mais reçoit trois actions : une action Facebook après séparation, une action WhatsApp et une action Instagram. Il est même possible que la valeur actionnariale augmente après la séparation. Mais il faut se dépêcher d’agir, car Facebook essaie d’accélérer son intégration pour rendre la séparation plus difficile !

De fait, les questions d’ouverture à la concurrence et de capacité d’innovation de ces oligopoles du numérique sont étroitement mêlées. Car à l’instar de Facebook, qui a avalé WhatsApp et Instagram dans un passé récent, les titans innovent essentiellement en mangeant leurs possibles concurrents quand ils sont encore au berceau. Les titans justifient leur monopole au nom de leurs innovations dans un marché qui pourrait être contesté par de nouveaux entrants, alors qu’en réalité ils innovent en dévorant ces nouveaux entrants innovants, tel Chronos, le roi des Titans de la mythologie grecque.

Si l’Europe veut résister aux titans de la tech, elle doit les réguler en privilégiant l’option de la séparation. Il y a urgence.

Christian Saint-Etienne est professeur titulaire de la chaire d’économie au Conservatoire national des arts et métiers, et auteur deTrump et Xi Jinping, les apprentis sorciers (éditions de l’Observatoire, 2018).

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