Peu avant 17 heures, le mardi 12 janvier 2010, un tremblement de terre de magnitude 7 frappait Haïti. Les images de la destruction et des secours venus de partout firent le tour de la planète, suscitant un mouvement de solidarité internationale de grande ampleur. Deux mois plus tard, à New York, soixante pays se réunissent, adoptent l’objectif du secrétaire général des Nations unies d’alors, M. Ban Ki-moon, « reconstruire en mieux », et rassemblent une somme de 10 milliards de dollars (autour de 7,2 milliards d’euros) pour porter Haïti « vers un nouveau futur ».
Dix ans plus tard, qu’est-ce qui a changé ? Le pays reste le plus pauvre d’Amérique latine même si la pauvreté a reculé – elle ne touche « plus » que 59 % de la population – et l’un des plus inégalitaires, toujours aussi vulnérable aux catastrophes soudaines, tel l’ouragan Matthew, en 2016, l’a démontré. Haïti est classé au 168e rang sur 189 pays selon l’Indice de développement humain [IDH, qui mesure la qualité de vie moyenne de la population d’un pays], alors qu’il était 149e sur 182 en 2007. Les bidonvilles occupent encore la majeure partie de la capitale, Port-au-Prince, une capitale dotée cependant de nouveaux hôtels de luxe, bâtis dans le cadre de la reconstruction…
En outre, ces dernières années, les conditions de vie, ainsi que la situation des droits humains se dégradent à grande vitesse. La faute aux Haïtiens, à l’instabilité politique chronique du pays, à la corruption de la classe politique ? Dans le miroir de ses échecs, l’humanitaire voit toujours un autre.
Dysfonctionnements
L’intervention internationale en Haïti fut un cas extrême, mais pas un cas à part de l’aide humanitaire. Tous les « dysfonctionnements » mis à jour lors d’interventions précédentes, ailleurs dans le monde, s’y reproduisirent à une échelle plus grande et plus systématique. Sauver des vies ? Les Haïtiens et Haïtiennes en ont sauvé plus dans les quarante-huit premières heures, alors que les secouristes internationaux – et les caméras qui, immanquablement, les suivent – n’étaient pas encore opérationnels. Le manque de coordination entre acteurs humanitaires ? La médiatisation et la course à la visibilité, la méconnaissance du contexte, la démultiplication des projets en firent une tendance quasi naturelle.
L’argent ? Les dix milliards de dollars annoncés furent un mélange de promesses, en partie non tenues, d’annulation de dettes, de prêts et de financements, captés en première instance par les acteurs du Nord. 99 % du financement des secours « contournent les institutions publiques haïtiennes », remarquait l’envoyé spécial de l’ONU. Le contournement des acteurs locaux et la substitution des institutions publiques ? Haïti devînt la « république des ONG », fonctionnant comme autant d’Etats dans l’Etat, alors que l’Etat haïtien, déjà démissionnaire et sans guère de moyens, se délesta davantage de ses missions de service public (éducation, santé, alimentation, etc.). Paradoxal mode d’action, qui prenait prétexte d’un Etat faible, pour l’affaiblir encore plus.
Faute de réinscrire le séisme dans son contexte, d’interroger son pouvoir et les effets de son intervention, l’humanitaire est largement passé à côté des Haïtiens et Haïtiennes. Avant et depuis 2010, nombre de tremblements de terre de plus grande magnitude ont eu lieu, en Italie, au Chili, au Népal, etc., provoquant nettement moins de dégâts et de morts. Ce n’est pas le séisme qui a fait la catastrophe en Haïti, mais les bidonvilles et la pauvreté, l’absence d’infrastructures et de services sociaux. La catastrophe avait déjà eu lieu. Elle avait un nom – néolibéralisme – et des responsables –, notamment les principaux pourvoyeurs d’aide humanitaire, les Etats-Unis en tête.
Politique d’inégalités et de privations
L’humanitaire fut surtout le cache-sexe de cette catastrophe-là. Dès lors, il compensa autant qu’elle prolongea une politique d’inégalités et de privatisations mise en œuvre par la classe dominante haïtienne et les instances financières internationales. Le parc industriel de Caracol en est la démonstration. Projet nord-américain post-séisme le plus important, il abrite une usine de sous-traitance textile, à destination des Etats-Unis, dirigée par une multinationale sud-coréenne. La reconstruction a ainsi servi à couvrir et à catalyser l’ouverture au marché.
Aussi différents soient-ils, les acteurs internationaux, l’Etat haïtien et les humanitaires ont ceci de commun qu’ils sont tournés vers le « haut » : c’est à leurs bailleurs qu’ils rendent des comptes, auxquels ils se sentent liés, desquels ils tirent leurs moyens et leur légitimité. Pas aux Haïtiens et Haïtiennes, réduits par le regard néocolonial au rôle de victimes passives et impuissantes, de grands enfants insubordonnés, qu’il faut discipliner. Et, régulièrement, sauver.
Peu a été reconstruit – le plus souvent à l’identique – et les Haïtiens ne vivent pas mieux qu’avant. Quel changement alors ? Pas grand-chose, sinon rien. L’étonnant n’est pas dans la réponse, mais dans la question. Pourquoi interroger ce qui n’a jamais été visé, ce qui, d’emblée, a été laissé hors champ ? L’aide humanitaire ne change rien. Elle a rempli sa mission, qui était de répondre aux conséquences immédiates du séisme. C’est plutôt notre réflexe humanitaire qu’il faut questionner. Et tous ces acteurs de présenter les évaluations « globalement positives » de leur action sans voir, justement, que l’échec réside dans l’asymétrie entre la multitude de projets réussis et la situation générale révoltante de la population.
« Sauver des vies », telle est la réponse des humanitaires à tout questionnement. Les Haïtiens, eux, ont une ambition plus simple et plus radicale : ils veulent vivre leur vie – dignement. Ce qui, faute de respect et d’égalité, de droits et de services sociaux, leur est refusé. Et se sauver par eux-mêmes. Le soulèvement contre la corruption et l’impunité, en cours depuis juillet 2018, porte cette exigence de ne plus dépendre ni de l’aide ni de l’international, d’être au cœur de l’action : que ce qui se fait en leurs noms se fasse à partir et avec eux. Les Haïtiennes et Haïtiens qui sont dans la rue se battent pour ce que l’humanitaire et la « communauté » internationale n’ont pas fait, sont incapables de faire, et ont souvent empêché : un véritable changement.
Frédéric Thomas est docteur en science politique, chargé d’étude pour l’ONG Centre tricontinental (Cetri), un centre d’étude sur le développement les rapports Nord-Sud et les enjeux de la mondialisation en Afrique, Asie et Amérique Latine, basé à Louvain-la-Neuve (Belgique).