Comment Israël a remporté la bataille du territoire

Le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem est certes contraire au droit international et ne va pas dans le sens de la paix. Mais il est surtout la reconnaissance d’un état de fait : cent vingt ans après l’arrivée des premiers immigrants et la parution du livre de Theodor Herzl, L’Etat des Juifs, Israël contrôle, d’une manière ou d’une autre, 90 % du territoire de l’ancienne Palestine, et personne ne doute vraiment que l’annexion de Jérusalem-Est soit définitive.

Deux guerres ont rendu possible cette domination presque totale : 1948, qui a permis la création d’un Etat, et 1967, qui lui a assuré la mainmise sur la Cisjordanie. Mais ces succès auraient eu un impact bien moindre s’ils ne s’étaient inscrits dans une stratégie plus large et plus ancienne de prise de contrôle du territoire, grâce à ce qu’on appelle en France la politique d’aménagement du territoire : la création de kibboutz et de plusieurs dizaines de villes nouvelles, la construction dans de nouveaux quartiers et dans les colonies de centaines de milliers de logements, de nouvelles routes, de tunnels, de ponts, de grillages et de murs.

Ce sont ces actions, dont la plupart sont banales, en apparence techniques donc « neutres », et semblables aux actions menées partout ailleurs pour répondre aux besoins civils de la société, qui ont permis à l’Etat d’Israël de transformer les rapports de force militaires en faits accomplis, sur lesquels il sera extrêmement difficile de revenir, et la conquête militaire, potentiellement réversible, en conquête démographique quasi définitive. C’est grâce à ces actions d’aménagement que les quelques milliers d’immigrants juifs arrivés en Palestine dans les années 1890 et les 600 000 habitants juifs présents à la fin du mandat britannique, en 1948, sont aujourd’hui 6,6 millions.

Chaque fois que les armes se sont tues, l’aménagement a pris le relais de l’action militaire, les bulldozers et les bétonnières celui des tanks et des avions de chasse. Avec les mêmes objectifs stratégiques : prendre, sans retour en arrière possible, le contrôle du maximum de territoire, accueillir et assimiler les nouveaux immigrants, affaiblir la présence arabe et compenser les faiblesses géostratégiques du pays. Rétrospectivement, on ne peut qu’être frappé par l’intelligence et l’efficacité remarquables de cette stratégie, mise en œuvre sur plus d’un siècle, et par la capacité de ses promoteurs à l’adapter à des conditions géopolitiques n’ayant cessé d’évoluer.

Un paysage homogène

La construction du mur de séparation et la création de colonies dans les territoires occupés en sont les manifestations les plus connues, les plus évidentes, mais elles ne sont pas les seules. A l’intérieur même des frontières d’avant 1967, d’autres murs ont été construits dans les villes mixtes, comme à Lod, pour séparer les quartiers juifs des quartiers arabes, et marginaliser la population de ces derniers. Des kibboutz et des villes de développement ont été implantés de manière à encercler les villages arabes de Galilée ou de la région du Triangle, proche de Tel-Aviv, ou les villages bédouins du nord du Néguev.

En Cisjordanie, la construction d’un nouveau réseau routier, réservé aux Juifs, qui évite les localités arabes et se superpose au réseau existant, a permis d’assurer aux colons une mobilité optimale, condition indispensable au succès de la colonisation, tout en entravant la mobilité des Palestiniens, contraints d’emprunter des petites routes mal entretenues et jalonnées de checkpoints, à chaque croisement avec le nouveau réseau.

Au-delà de leur dimension fonctionnelle (loger, déplacer, séparer, contraindre), ces actions d’aménagement ont créé un paysage homogène sur l’ensemble de l’espace entre la Méditerranée et le Jourdain : mêmes blocs d’immeubles blancs, mêmes quartiers de petites maisons aux toits de tuiles rouges, même signalisation routière. Modifiant ainsi la façon dont le territoire est perçu.

Ces trois dimensions se renforcent les unes les autres avec une efficacité maximale. La construction du mur de séparation et de plus de cent trente colonies et postes avancés a permis d’imposer la présence juive en Cisjordanie (400 000 colons en 2016) et de fractionner l’espace arabe, rendant désormais presque impossible la création d’un véritable Etat palestinien. Le nouveau réseau routier nie la présence des Palestiniens en la contournant et contribue ainsi à l’effacer. L’unité du paysage cherche à imposer comme une évidence l’idée que la Cisjordanie, rebaptisée « Judée-Samarie », fait partie intégrante d’Israël. L’annexion symbolique et visuelle accompagne l’annexion de fait et justifie et précède l’annexion de droit.

Cette situation a presque tout d’un apartheid

Mais, au moment où cette stratégie achève de donner ses fruits, elle se révèle impuissante face aux problèmes considérables que doit affronter Israël. Le premier est moral et politique. C’est celui des effets de cinquante années d’occupation sur la société israélienne. La population palestinienne est cantonnée dans une soixantaine d’enclaves surpeuplées, sans perspective d’avenir et sans liberté d’aller et venir. A Gaza, 2 millions de Palestiniens sont entassés sur 400 kilomètres carrés et ne survivent que grâce à l’aide internationale, à la merci des représailles militaires israéliennes et des coupures d’électricité et d’approvisionnement que l’Etat hébreu peut décider à tout moment. Cette situation a presque tout d’un apartheid, sauf le nom.

Le second danger est démographique. Sous l’effet de l’immigration juive et de la forte natalité de certaines catégories, Arabes sunnites et Juifs ultrareligieux, l’espace israélo-palestinien connaît une croissance démographique extrêmement rapide. 13 millions d’habitants y vivent sur un territoire équivalent à celui de la Bretagne. Les projections annoncent 25 millions d’habitants en 2050. Cette croissance n’est tout simplement pas soutenable à long terme, en raison de la pression qu’exercent l’urbanisation et le mode de vie israélien sur les ressources en eau, les terres agricoles et les espaces naturels.

Elle pose aussi un problème géopolitique majeur, car la population arabe compte pour moitié dans l’équation démographique : 6,6 millions d’Arabes, de Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem, et d’Arabes israéliens, face à 6,6 millions de Juifs, en Israël et dans les colonies. Le dilemme est simple : accorder à cette population arabe les mêmes droits politiques que la population juive signifierait la fin du projet sioniste d’un Etat juif, mais maintenir indéfiniment la moitié de la population (ou davantage, à terme) dans une situation de dominé est sans doute hors de portée de n’importe quel système de domination. Aussi sophistiqué et puissant soit-il.

« Bantoustans » palestiniens

La croissance de la population juive ultraorthodoxe constitue un troisième problème existentiel. Les haredim forment aujourd’hui 10 % de la population juive du pays. Avec en moyenne plus de six enfants par femme, trois fois le taux de fécondité des Juifs laïques, ils devraient en représenter 25 % en 2040. Cette population vit dans des villes ou des quartiers presque entièrement homogènes, dans une forme de sécession par rapport au reste de la société israélienne, avec des règles de vie qui sont finalement très proches de celles des islamistes : statut des femmes, sous domination masculine, stricte séparation des sexes dans l’espace public, omniprésence du religieux, rejet de la composante laïque de la société, avec laquelle les relations sont de plus en plus conflictuelles.

Dans ces conditions, la référence à la « solution à deux Etats » ne sert plus qu’à donner le change pendant que le processus de prise de contrôle du territoire se poursuit. La logique de la stratégie territoriale israélienne, telle que la montrent les politiques d’aménagement du territoire, c’est la solution à un seul Etat, Israël, et la marginalisation des Palestiniens dans des « bantoustans » dont la gestion serait déléguée à l’Autorité palestinienne. Reste la question démographique qui ne peut être résolue que de deux manières : par l’émigration progressive de la jeunesse palestinienne ou par l’expulsion massive de la population arabe vers les pays voisins. Les conditions géopolitiques d’un nouvel exode palestinien ne sont pas aujourd’hui réunies. Mais qu’en sera-t-il dans quinze ou vingt ans ?

Julieta Fuentes est professeure au Centro Geo de Mexico ; Philippe Subra est professeur à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris-VIII. Tous deux sont les auteurs du livre « Israël. L’obsession du territoire » (Armand Colin, 224 pages, 25 euros)

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