Comment la place Tahrir révolutionne les Frères musulmans

Dans le vent de colère qui balaie à des degrés divers le monde arabe et musulman en ce début 2011, il y a plus que la volonté de faire tomber les têtes de tyrans vieillissant et des cliques qui les entourent. Les insurrections sont portées par une nouvelle culture politique qui s’affirme non seulement contre les régimes mais aussi en différend frontal avec l’esprit des oppositions qui les contestent.

La direction des Frères musulmans, plutôt adepte d’un changement graduel, est devenue, lors du soulèvement égyptien, révolutionnaire malgré elle. Alors que les cyberactivistes lancent, le mardi 25 janvier, le mouvement insurrectionnel qui fera chuter Hosni Moubarak, les Frères, habitués aux négociations avec les autorités, tergiversent: elles participent avec quelques figures, et laissent le choix de la participation à leurs membres.

Puis, après s’être fait forcer la main par ses bases dans les sections estudiantines, le Bureau de la guidance – le comité exécutif des Frères – décide alors, lors du «vendredi de la colère», le 28 janvier, de soutenir la révolution et met le gros de ses troupes dans la bataille.

L’apport des Frères à la révolution a été déterminant, notamment en épuisant les forces de sécurité, en défendant vigoureusement la place de Tahrir face aux casseurs envoyés par le régime. Plusieurs d’entre eux ont péri pour la cause de la révolution (40 selon un de leurs cadres); sont-ils pour autant les dépositaires par excellence de son esprit?

Pas si sûr: à y regarder de plus près, l’hiatus semble profond entre l’éthique militante des Frères et la culture politique des insurgés.

Cette culture politique est portée par des jeunes, hommes et femmes, qui ont rarement un passé politique dans un parti ou une organisation militante. Leur mobilisation est horizontale, en réseaux et largement générationnelle. Ils ne sont pas intéressés par les grandes élaborations doctrinales, se méfient des récupérations partisanes dont leurs mouvements peuvent faire l’objet. Ils ne sont ensuite absolument pas dans une polarisation contre l’Occident (les slogans ne visaient que les régimes en place, ils ne cherchent pas un modèle politique endogène, démocratie islamique ou autre). Ils sont enfin dans la transparence, et l’idéal de citoyenneté.

Cœur battant de la révolution, la place Tahrir a donc bien son «esprit»: il est démocratique, areligieux, anti-autoritaire, radical dans son rapport au pouvoir et peu intéressé par la question identitaire et les choix partisans.

Quant à l’éthique islamiste des dirigeants des Frères – ou leur culture militante – c’est point à point l’inverse: organisation pyramidale et hiérarchique, valorisation de l’ancienneté, culte du secret et de la soumission au leader, rapport problématique à l’idée de citoyenneté, politique d’accommodements avec le régime, obsession identitaire. Et alors que la révolution refuse les idéologies clés en main, les Frères restent rivés sur un idéal absolu de gouvernance adossé à l’idée de shumûliyya, de «globalisme» de l’islam, qui fonde la croyance en un islam de programme révélé par des slogans comme «le Coran est notre constitution», «l’islam c’est la solution».

Et là où le bât blesse, pour les Frères, c’est que cette nouvelle culture politique a largement affecté une bonne partie de la jeunesse des Frères. Depuis quelques années, les «islamistes contrariés» se multiplient au sein des Frères, un mouvement rendu visible par l’apparition des blogueurs islamistes*. Marqués par une culture de réseaux sociaux, ils critiquent la confrérie pour le manque de transparence dans la décision politique en interne, l’autoritarisme et la lourdeur hiérarchique, la sclérose du discours religieux.

Peu écoutés jusqu’alors, toisés par la direction qui n’y voyait que «quelques jeunes sans influence» selon le propos de l’un des membres du bureau de la Guidance en octobre passé, ils sont maintenant dopés par une nouvelle légitimité révolutionnaire. Et entendent bien faire porter leur voix au cœur même de leur organisation.

Tout d’abord, ils l’ont fait pendant la révolution: ce sont eux qui ont forcé la main aux dirigeants de l’organisation alors que l’issue du bras de fer avec le régime était encore incertaine. Ce sont eux qui ont refusé de poser le pavé lorsque, début février, la direction entamait les pourparlers avec le vice-président Omar Souleiman. Ils ont par ailleurs vivement critiqué la démarche: pas de concessions avant le départ du président, disaient-ils, de concert avec tous les jeunes présents sur la place Tahrir. Après la révolution, ce sont eux encore qui s’interrogent sur le bien-fondé d’une approche religieuse de l’Etat et veulent la séparation claire du religieux et du politique, parlent d’Etat des musulmans au lieu d’Etat islamique. Ils refusent maintenant de se faire enfermer dans le dilemme entre réislamisation pacifique par le bas, telle que prônée historiquement par les Frères musulmans, et stratégies violentes de changement par le haut visant l’Etat. En lieu et place, ils croient désormais dans le renversement des régimes par la mobilisation non violente de masse.

Selon un de leurs supporters, le gouffre est profond entre la direction politique du mouvement et les Frères de la rue. Ces derniers demandent désormais que les rangs de l’organisation soient ouverts aux jeunes, que l’organisation des Frères se modernise et devienne transparente, la séparation entre prédication et politique, l’ouverture d’un dialogue à l’interne. Certains anciens Frères en appellent à une «révolution» au sein de la confrérie.

Cette révolution traduit autant l’essoufflement des modèles autoritaires des régimes en place dans la région qu’elle exprime la remise en cause des modalités traditionnelles de sa contestation. A ce titre, l’éthique militante de la vieille garde des Frères est bien vouée, à terme, à devenir la seconde victime de la révolution.

Par Patrick Haenni, chargé de recherche à l’Institut Religioscope, et Khaled Hamza, rédacteur en chef d’«Ikhwanweb».


Le site de Religioscope: http://www.religion.info/ Ikhwanweb est le site officiel des Frères musulmans en anglais www.ikhwanweb.com
* http://www.religion.info/pdf/2008_09_blogegypte.pdf

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