Comment la Suisse s’est fait berner par la chimère de l’islamisation

Le vote du 29 novembre a surpris même le camp qui a soutenu le oui. Cette surprise a engendré un besoin de justifier ce vote. Ainsi, la sphère publique, celle de l’Internet notamment, nous a offert le spectacle d’un raz de marée d’opinions contradictoires et injustifiables. Il serait salutaire d’en passer certaines en revue:

L’analogie saoudienne: cet argument tend à justifier le vote au vu de l’interdiction de bâtir des lieux de culte non musulmans en Arabie saoudite. Triste est l’état de la démocratie suisse si ses modèles ne sont plus les grandes démocraties de ce monde, mais une monarchie absolue intolérante et médiévale. Le débat actuel concerne des Suisses interdisant à d’autres Suisses (ou des résidents suisses) de bâtir leurs lieux de culte comme ils l’entendent, et non pas l’Arabie.

Que deviendrait la démocratie si on appliquait les lois saoudiennes aux musulmans et pourquoi ne pas réserver demain un traitement chinois aux Suisses d’origine tibétaine?

La minimisation de la portée du vote: un grand nombre de nos concitoyens et leurs représentants tentent de minimiser la portée de ce vote en soulignant le fait qu’il n’empêche pas la pratique de l’islam. Il est cependant absolument indispensable en ces temps de crise institutionnelle et démocratique (car c’est bien de cela qu’il s’agit) de reconnaître que ce vote a institutionnalisé l’islamophobie dans le corps même de notre Constitution, chose qui est une brèche dans la structure démocratique de ce pays, et qui n’est rien de moins qu’une atteinte à la liberté de culte.

Je pense que l’UDC et son partenaire subalterne, l’UDF, ont étudié ce projet pour que sans être une atteinte flagrante à cette liberté fondamentale, il soit néanmoins l’expression d’une haine xénophobe. On ne peut donc minimiser ce vote alors que son poids énorme constitue la stratégie même de l’UDC; il faut se refuser à jouer ce jeu crapuleux.

Chimère de l’islamisation: l’épouvantail de l’islamisation que l’UDC et son acolyte n’ont cessé d’agiter avec leur campagne d’affichage non seulement haineuse mais aussi très préjudiciable à l’image de la Suisse est une chimère. Personne n’a jamais parlé de transformer la Suisse en république islamique. Comment serait-ce même possible concrètement?

A ma connaissance, aucune Suissesse ne porte la burqa, et on n’y pratique pas la polygamie. La communauté musulmane de Suisse est un exemple de laïcité et d’intégration: seulement 10% d’entre elle fréquente les mosquées. Elle mérite d’être récompensée au lieu d’être giflée.

Tout cela ressemble à ce qu’on appelle en anglais un «self-fulfilling prophecy»: maintenant que cette communauté est ciblée et singularisée pour un traitement discriminatoire, elle pourra potentiellement rejeter son identité suisse et s’attacher de plus en plus à son identité religieuse. C’est un phénomène d’aliénation qui a créé un terrain fertile pour la radicalisation des jeunes musulmans dans d’autres pays d’Europe. Au lieu de nourrir une situation propice, la Suisse a décidé de la détruire, et c’est regrettable.

Droit des femmes: on a également tenté de nous faire croire que le vote était une prise de position en faveur des droits de la femme. Outre le fait que considérer toute musulmane comme ipso facto maltraitée est une généralisation de caractère raciste (de même que les Juifs sont voleurs et les Noirs indolents), on voit mal comment l’institutionnalisation de l’islamophobie et la stigmatisation des musulmans de Suisse sont une solution au problème de la femme.

Par ailleurs, il faut reconnaître qu’il y a encore énormément de travail à faire pour l’égalité des sexes en Suisse, qui est malheureusement plutôt à l’arrière-garde des pays européens dans ce domaine. Des disparités de traitement subsistent sur le lieu du travail, et la différence de salaire peut atteindre 20%. Alors occupons-nous de ce problème national d’abord avant de débattre des minarets. Il est tout de même ironique que l’un des cantons qui ont voté massivement en faveur du oui soit le même qui interdisait il y a encore 18 ans à ses femmes de voter.

L’identité de la Suisse: le fond du problème revient finalement à ce que la Suisse désire être. Veut-elle continuer à être le pays gagnant qu’elle était dans le passé grâce à son ouverture, ou non? C’est grâce à son accueil indéfectible des huguenots persécutés au XVIe siècle que l’industrie de la montre et le système bancaire ont pris leur essor dans ce pays. A l’image d’une petite Amérique, la Suisse a su attirer des talents et s’en faire une force. Cet esprit d’accueil des persécutés et l’utilisation intelligente de leurs ressources ont été, on peut en faire un argument, la raison de la réussite de ce pays et la prospérité que tout le monde lui envie.

En ce sens, l’idéologie de l’UDC, son intolérance haineuse et ses affiches scandaleuses qui sont devenues les symboles de ce pays à l’étranger, est fondamentalement anti-suisse et va à l’encontre du bon sens traditionnel des Helvètes.

Je pense qu’il est aujourd’hui temps de mettre les points sur les i, et de cesser la politique de l’autruche: le vrai danger qui guette la Suisse n’est pas l’islamisation, mais la fascisation de ses partis d’extrême droite. Il faut aujourd’hui clamer haut et fort que l’idéologie de l’UDC est à tendance fascisante: n’oublions pas qu’en 2007, avec sa campagne «pour plus de sécurité», l’UDC a tenté de mettre en place la punition collective en Suisse. La dernière fois qu’une telle pratique fut institutionnalisée en Europe, elle était le fait de l’Allemagne nazie. Je pense dès lors qu’il n’est pas exagéré d’appeler un chat un chat: l’UDC et ses amis sont les chantres d’une fascisation progressive de la Suisse, qui a transformé cette belle démocratie en modèle pour toute l’extrême droite européenne.

Profitons de ce vote pour faire la part entre la réalité et les chimères, et réfléchissons au rôle que ce pays veut assumer: un modèle de réussite et d’harmonie, ou une référence pour l’extrême droite et les néofascistes de tout bord.

L’auteur se présente comme Iranien, musulman, Suisse et laïc.

Reza Zia-Ebrahimi, doctorant et enseignant à l’Université d’Oxford.