Comment le Front national est devenu «normal»

Marine Le Pen, le 28 avril.
Marine Le Pen, le 28 avril.

Ça y est : le FN est un parti «normal». Banal. Accepté. Pour moi qui avais dix-neuf ans en 2002, dont la première «manif» fut celle, spontanée, du 21 avril au soir dans les rues de Paris, et dont le tout premier discours engagé fut le 22 avril au matin pour appeler mes condisciples de Sciences Po à aller manifester, ce constat de la complète normalisation du FN est une blessure. Plus largement nous sommes nombreux, parmi cette «génération 21 avril», à trouver que l’entre-deux tours de cette élection présidentielle a décidément un goût de cendres.

Quinze ans après le 21 avril 2002, face à la qualification du FN au second tour de la présidentielle, il n’y a pas de manifestations de masse. Pas de mobilisation générale et unanime des élites intellectuelles, médiatiques, économiques, sportives, culturelles. Quelques appels solennels, quelques pétitions mais trop peu, trop tard. Il y a bien, aussi, les apitoiements de quelques personnalités et éditorialistes sur l’absence d’un grand front républicain. Mais cela reste des voix isolées. Et la plupart ne se réveillent que maintenant, trop peu, trop tard, après une longue hibernation quinquennale de leur antifascisme.

Comment en est-on arrivé là ? Il y a d’abord le 11 septembre 2001 et les autres attentats qui s’ensuivirent, en France et ailleurs. La peur et l’hostilité, légitimes, envers l’islamisme et le terrorisme ont ouvert une brèche sémantique. Le FN, mais aussi toute une partie de la droite et divers essayistes, éditorialistes, polémistes, se sont hâtés de s’y engouffrer pour déblatérer sur l’islam en général. Sous le masque de la critique d’une religion, s’est alors déployée une rhétorique de l’allusion consistant à dire «les musulmans» au lieu de «les Arabes», «l’islam» au lieu de «les Arabes», pour pouvoir exprimer à foison des préjugés racistes anti-maghrébins en toute impunité. Le discours anti-maghrébins du FN a ainsi pu prospérer au prix de simples retouches sémantiques. Au demeurant, le lâcher-prise de tout un pan des élites françaises envers la propagation de thèses d’extrême droite via cette rhétorique a facilité cette dynamique. De fait, lorsqu’un Eric Zemmour devient chroniqueur vedette de RTL, grande radio de référence, ou lorsqu’un Alain Finkielkraut est élu à l’Académie française, il devient évidemment plus difficile d’argumenter l’anormalité du lepénisme.

Antisémitisme lepéniste

Il y a ensuite la rupture de la droite envers le «cordon sanitaire» anti-FN qui prévalut durant les deux mandats présidentiels de Jacques Chirac. C’est la doctrine du «ni-ni» en cas de second tour entre le FN et la gauche, adoptée sous le règne de Nicolas Sarkozy. D’un strict point de vue logique, préconiser le «ni-ni» entre le FN et la gauche, c’est juger qu’ils sont au moins égaux dans l’inacceptable. C’est donc considérablement normaliser le FN. De plus, à la même époque, les incorporations de thèses lepénistes dans le discours de la droite se multiplient : qu’il s’agisse par exemple du lien entre immigration et terrorisme lors du discours de Grenoble en 2010 ; ou de la rhétorique des «racines chrétiennes» pour véhiculer, derrière un alibi culturel, l’idée que les Français de confession musulmane seraient moins français que les autres. Là encore, lorsque l’un des grands partis de référence plagie le lepénisme, il devient objectivement plus difficile de plaider l’anormalité de ce dernier.

Puis vient l’aggiornamento de façade pratiqué par Marine Le Pen en ce qui concerne l’antisémitisme. Dès son arrivée à la présidence du FN, elle entreprend de systématiquement exclure ou placardiser tout cadre pris en flagrant antisémitisme, jusqu’à son propre père Jean-Marie Le Pen ; ainsi que tout cadre dont le passé antisémite ou négationniste ressurgit, comme par exemple Jean-François Jalkh. Le fait qu’il s’agisse d’un ripolinage superficiel, et non pas d’une extirpation en profondeur de l’antisémitisme lepéniste, se démontre facilement. D’une part, les cas de cadres ou de candidats frontistes tenant des propos antisémites sont encore présents dans les années récentes, et considérablement plus que dans n’importe quel autre parti. D’autre part, Marine Le Pen elle-même est membre du FN depuis 1986 : elle n’avait donc aucun problème à y militer lorsque Jean-Marie Le Pen accumulait à sa présidence les propos vichystes, négationnistes et antisémites. Pourtant, le ripolinage semble avoir suffi pour que le consensus des éditorialistes et des journalistes politiques considère à tort qu’aujourd’hui, à l’intérieur du FN, l’antisémitisme appartient au passé.

A cela s’ajoute une évolution inattendue, massive, de l’ordre de la rupture historique, au sein du peuple de gauche. Encore récemment, ce dernier semblait en effet unanimement considérer que, dans l’ordre des valeurs et de la morale politique, rigoureusement rien n’égalait en ignominie le racisme et la xénophobie. Or, si l’on en croit les sondages, y compris les plus rigoureux, un bloc conséquent d’électeurs de gauche s’apprête à s’abstenir ou à voter blanc lors du second tour Macron-Le Pen de l’actuelle élection présidentielle. Il faut entendre dans sa nouveauté ce qu’idéologiquement cela exprime. Pour le résumer d’une phrase : si l’on considère un chauffeur Uber d’origine maghrébine, ces électeurs de gauche jugent désormais comparables en ignominie celui qui veut l’opprimer par racisme, et celui que cela ne dérange pas de l’exploiter comme chauffeur.

Lâcher-prise des élites

Enfin, sans doute faut-il que les médias mainstream s’interrogent sérieusement sur leur propre rôle dans cette normalisation. Approximativement à partir de 2012, ils ont fait le choix éditorial d’interviewer le FN comme les autres partis, de l’inviter aux débats audiovisuels comme les autres partis, de lui consacrer des papiers construits comme ceux portant sur les autres partis ; et de progressivement ne presque plus produire des contenus éditoriaux engagés contre ce parti. Or, l’on ne décide pas soi-même qu’on est normal : c’est le regard que la société porte sur vous qui en décide. En d’autres termes, dès lors que les médias mainstream ont passé les cinq dernières années à traiter le FN comme les autres partis, de facto il devient un parti comme les autres.

L’on aboutit ainsi, pour les médias mainstream et pour leurs éditorialistes, à cette contradiction insurmontable : s’il est légitime qu’ils traitent le FN comme les autres partis, alors ils ne peuvent logiquement pas réclamer un «no pasaran» lorsque le FN est qualifié au second tour de la présidentielle ; et si au contraire le FN reste un parti inacceptable, alors il ne fallait pas lui servir la soupe de la «dédiabolisation» pendant cinq ans.

Les facteurs profonds économiques, sociaux, sociologiques, de la montée électorale du FN sont une chose. Le lâcher-prise des élites envers ce que ce parti représente en est une autre. Intellectuel engagé à gauche, j’ai exprimé cinq années durant avec constance mon refus catégorique, à la fois idéologique et moral, de la propagation des thèses d’extrême droite dans le débat d’idées et de la banalisation du FN dans notre vie politique. Bien évidemment, je n’étais pas le seul. Mais je constate que nous étions peu nombreux, peu soutenus, et acculés à la défensive par une parade d’extrême droite plus que tolérée dans le paysage médiatique. Dans cette séquence électorale qui s’achève, je prends acte avec tristesse de la défaite politique et morale qui en résulte : ça y est, le FN est un parti «normal».

Thomas Guénolé, politologue et essayiste.

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