Comment le Vatican « fabrique des saints »

Au VIIe siècle, de retour de Rome, un moine breton prit ses quartiers dans un petit village de l’Allier. Ce Ménulphe, rebaptisé « Menou » lors de ses pérégrinations, y mourut, après avoir marqué les esprits par ses vertus et ses dons de guérison. Quatorze siècles plus tard, on se presse encore en l'église romane de Saint-Menoux, pour y admirrer le débredinoire, le tombeau du pieux pélerin percé d’un trou par lequel les « bredins » (simples d’esprit en dialecte bourbonnais) sont censés se débarasser de leur folie. Quoi de commun entre cet homme nimbé de légende et Jean Paul II, le pape le plus médiatique de l’histoire de l‘Eglise catholique, dont la canonisation est prévue le 27 avril à Rome ?

Tous deux ont été désignés comme des intermédiaires entre les fidèles et Dieu, afin que les prières des premiers soient exaucées par le secon deux, à des niveaux férents. Tous deux sont des produits de la « fabrique des saints », une entreprise théologique et ecclésiale devenue à différentes époques clairement politique, que le christianisme a mise en place dès ses origines. A travers les âges, l’Eglise catholique va même se distinguer des autres confessions chrétiennes et multiplier ces figures de dévotion. Il s’agit de donner aux croyants des témoins, qui, « en versant leur sang ou par l’exercice héroïque des vertus », ainsi que le précisent les textes romains, constituent de beaux exemples de foi.

« L’exemplarité du saint doit s’appuyer sur une vie évangélique, précise Philippe Lécrivain, historien et jésuite. Il faut que les gens voient en lui les gestes et les paroles de Jésus,  “un autre Christ, comme il sera dit de François d’Assise au XIIIe siècle. Le miracle, souvent une guérison, est alors perçu comme le signe de l’énergie divine, une manière de donner une profondeur théologique à l’exemplarité. »

LE CULTE DES MARTYRS

Dès le IIIe siècle commence le culte des martyrs, ces chrétiens pourchassés par le pouvoir romain. Il est prolongé par la vénération des reliques (ossements, cheveux du saint), qui donnent « une dimension corporelle à cette puissance surnaturelle », selon l’historien André Vauchez, spécialiste de la sainteté au Moyen Age. « Ces chrétiens sont vénérés car ils ont choisi d’être témoins du Christ jusqu’à la mort. Pour autant, il ne s’agit pas pour l’Eglise d’exalter le suicide », précise-t-il. L’instauration du christianisme dans l’Empire romain remplace les martyrs par une nouvelle catégorie de saints : les « confesseurs », ces érudits qui défendent la foi contre les hérésies et consolident la doctrine. On y retrouve les « pères de l’Eglise », des fondateurs — et fondatrices — d’ordres religieux, des missionnaires, des évangélisateurs.

Tout au long du Moyen Age, la machine s’emballe. Des « vies de saints » circulent, qui relatent, entre légende et chronique, l’existence pieuse et les gestes nobles de croyants exemplaires. Des saints locaux et contemporains, patrons protecteurs des communautés chrétiennes, fleurissent dans tous les diocèses : quelques femmes, peu de laïques, mais une majorité d’hommes religieux, ermites, moines ou évêques. Il est vrai que, jusqu’au XIe siècle, la procédure est simple : « l’acclamation » populaire, la vox populi, suffit. Appuyée par l’accomplissement d’un « miracle », compris par le peuple comme la manifestation de la sainteté. L’évêque du lieu procède alors à une « élévation », en inhumant les restes de l’élu dans une chapelle, sous un autel ou dans un mausolée.

Mais cette fabrique anarchique de saints, non exempte de supercheries, va être reprise en main par l’Eglise. L’évolution coïncide avec une centralisation de la papauté à Rome, à partir du XIIe siècle. Alors qu’en Orient, après le schisme de 1054, la sainteté continue d’être reconnue par un collège d’évêques, l’Eglise de Rome instaure, en 1234, les procédures de canonisation réservant au pape le droit de dire qui peut être vénéré. Conçues comme une première étape vers la canonisation, les béatifications, qui produisent des « bienheureux », vont néanmoins se poursuivre à l’échelle locale.

ÉVANGÉLISER LES HÉSITANTS

Après la Réforme, les protestants rejettent le culte des saints pour « n’adorer que Dieu ». Pendant quelques décennies, l’Eglise catholique hésite. Puis réutilise à plein cet outil qui permet à la fois de glorifier les croyants et l’Eglise, et d’évangéliser les hésitants. Une « congrégation des rites », ancêtre de la congrégation actuelle de la cause des saints, est créée au XVIe siècle et, « en 1634, Urbain VIII fixe de façon claire et détaillée les critères et la procédure de canonisation et de béatification », rappelle Olivier Bobineau dans son ouvrage L’Empire des papes (CNRS Editions). Des années d’enquête, un miracle reconnu pour la béatification, suivi d’un second pour accéder à la canonisation, rien ne semble laissé au hasard.

La reprise en main par Rome va de pair avec un renforcement du poids des ordres religieux et des lobbies organisés pour le choix des « causes » à défendre. Elle débouche surtout sur le summum de l’autoglorification de l’Eglise : la sainteté de la figure papale. « Après 1870 et la fin des Etats pontificaux, le pape, perdant son pouvoir temporel, se réfugie dans la puissance spirituelle, explique André Vauchez. Il accentue son rôle central, instaure l’infaillibilité papale et ouvre la voie aux canonisations quasi systématiques des papes, incarnations de l’Eglise elle-même. »

« Que l’Eglise catholique exalte quasiment tous ceux qui l’ont dirigée depuis cent cinquante ans constitue une forme d’autojustification de la papauté, soulignait l’historien Etienne Fouilloux dans nos colonnes, lors de la béatification de Jean Paul II en 2011. Ces processus servent à solidifier l’institution, à montrer qu’elle tient le coup malgré les critiques. Sur les dix derniers papes, seuls trois, Léon XIII, Benoît XV et Pie XI, demeurent étrangers à ce concours de glorification. » A quoi M. Vauchez ajoute : « Ce n’est pas un jugement rationnel qui détermine si un pape est saint ou pas. Même controversés, même s’ils ne sont pas de saints hommes, les papes occupent par nature un siège saint ! »

LA « DÉCANONISATION » N’EST PAS CHOSE AISÉE

Un effort critique a pourtant été tenté au XVIIe siècle avec la création de la Société des bollandistes, un groupe de jésuites censé se livrer à des contre-enquêtes sur la vie des saints. « Il leur revient de dénicher les faux saints construits par idéologie », explique le Père Lécrivain. Mais la « décanonisation » n’est pas chose aisée ! « Après Vatican II seront retirés du culte des saints les enfants dont on disait qu’ils avaient été tués par des juifs lors de rituels. Une révision qui suscita de fortes résistances, notamment en Autriche ! », raconte M. Vauchez.

Nombre de dossiers restent par ailleurs encalminés, faute de soutien ou de « miracles » suffisants, ou du fait d’une trop grande sensibilité politique. Ainsi la possible canonisation de Pie XII, critiqué pour son attitude envers les juifs durant la seconde guerre mondiale, continue de susciter des réserves malgré la signature, en 2009, par Benoît XVI, du décret reconnaissant les « vertus héroïques » de ce pape controversé. Il arrive aussi qu’un procès en béatification soit brutalement interrompu. En 2009, Benoît XVI annula in extremis la cérémonie prévue pour béatifier Léon Dehon (1843-1925), auteur d’écrits antisémites.

Au-delà du sort spécifique réservé aux papes, la politique de canonisation adoptée par l’Eglise a connu de notables évolutions depuis le pontificat de Jean Paul II (1978-2005). Outre le fait que sous ses vingt-sept ans de pontificat il y ait plus de béatifications et de canonisations qu’au cours des quatre derniers siècles, grâce notamment à un allégement des procédures et à une moindre importance accordée aux miracles, la dimension géopolitique et stratégique de ces célébrations s’est accentuée. « Jean Paul II a procédé à 482 canonisations et à 1 341 béatifications, en multipliant les canonisations de masse : martyrs de Corée, de Chine, du Vietnam, d’Espagne », rapporte Patrick Michel, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des relations entre politique et religion. « Personne ne vénérait l’un de ses saints en particulier, souligne le chercheur. Mais il faut voir dans cette démarche un vecteur de la nouvelle évangélisation voulue par le Vatican, un réaffichage de l’universalité de l’Eglise, la volonté de sortir d’une martyrologie européenne, même si beaucoup de saints sont des missionnaires européens. »

NATURE GÉOPOLITIQUE

Pour le chercheur, la nature géopolitique de la fabrique du saint est évidente. « Une canonisation affiche toujours une certaine idée de l’Eglise, observe Patrick Michel. Prenons l’exemple de cette sainte lituanienne décrétée lors de l’indépendance de ce pays : une manière de ramener la Lituanie dans le giron de l’Eglise après la période communiste. » Le Vatican s’en défend, pour qui une canonisation ou une béatification est une affaire interne à l’Eglise et se veut tout aussi ahistorique qu’apolitique. Ainsi, alors que la canonisation de plusieurs centaines de religieux tués par les républicains durant la guerre civile espagnole a suscité une polémique en 2013, l’Eglise a mis en avant le fait qu’ils avaient été éliminés « pour leur foi ».

M. Michel voit enfin dans ces célébrations une forme de « marketing religieux qui vise à offrir le produit le plus adapté au consommateur à un moment donné ». Et de citer l’exemple de Padre Pio, un prêtre italien, mort en 1968, sujet d’une piété populaire immense durant sa vie, et canonisé en 2002, malgré les doutes de la hiérarchie catholique sur la réalité de ses stigmates. Dans ce cas, la vox populi a balayé les hésitations. De même, suivant l’injonction « santo subito » (« saint tout de suite » ), lancée lors des obsèques de Jean Paul II, Benoît XVI a ouvert la procédure de béatification de son prédécesseur sans attendre le délai de cinq ans, prévu pour « ne pas céder à l’émotion ».

Enfin, la rapidité avec laquelle François a canonisé Pierre Favre, l’un des proches du fondateur de la Compagnie de Jésus, dont est issu le pape argentin, sa volonté de procéder à celle de José de Anchietta, un jésuite espagnol missionnaire au Brésil au XVIe siècle, sans que soit reconnu le moindre miracle, correspond certes à la vision évangélisatrice qu’a François de l’Eglise, mais elle confirme aussi la toute-puissance du pape dans ces affaires. Autre exemple : soucieux de canoniser conjointement Jean XXIII, symbole d’une Eglise ouverte, et Jean Paul II, tenant d’une identité chrétienne réaffirmée, François n’a pas jugé nécessaire de trouver un second miracle attribué au « bon pape Roncalli » pour l’élever au rang de saint, le 27 avril. Au XXIe siècle, le miracle ne fait plus le saint !

Par Stéphanie Le Bars.

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