Comment l’Europe peut s’affirmer sur la scène internationale

Impérialisme russe à l’Est. Bateaux de réfugiés au Sud. Au loin, montée de la Chine. Djihadistes dissimulés au cœur de nos sociétés. L’Europe est-elle prête à relever ces défis stratégiques ?

Notre génération a perdu l’habitude de parler de guerre et de paix, de stratégie et de puissance. L’expérience nous fait défaut – à croire que l’Histoire est un pays où nous avons négligé de séjourner.

Mais peut-être assiste-t-on à un changement. Des paroles, des actes montrent que des dirigeants européens sont disposés à regarder le monde tel qu’il est et non plus tel qu’ils voudraient qu’il soit. Angela Merkel et François Hollande nous en ont offert un exemple à Minsk : un cessez-le-feu dans la plus grande épreuve géopolitique que nous traversons depuis la fin de la guerre froide. Autre signe allant dans ce sens : le récent sommet de l’Union européenne (UE) sur les catastrophes en Méditerranée.

« Le monde entier est une scène de théâtre », a écrit Shakespeare. Depuis des décennies, l’UE tente d’être un acteur sur la scène internationale. À Bruxelles, Paris, Londres et Berlin, laboratoires d’idées, universitaires et diplomates étudient les stratégies les plus subtiles. Mais peut-être convient-il de poser d’abord une question toute simple : être « acteur », qu’est-ce que cela veut dire ? L’Europe est-elle armée pour ce faire, tant institutionnellement que matériellement, et plus encore en termes de concepts et d’image ? Le théâtre de la politique repose sur quatre piliers : la pièce, la scène, l’acteur, le public. Passons-les en revue.

La pièce : l’Europe prend charge de son histoire

En 1989, la chute du mur de Berlin a mis fin à quarante ans de protection américaine pour certains États européens et d’occupation soviétique pour d’autres. De nouveau à même de voler de leurs propres ailes, ils pouvaient avoir l’ambition de reconquérir une place sur la scène. Moment d’euphorie, mais aussi d’incertitudes. Avait-on dompté les fantômes du passé ? Était-on capable d’user de cette liberté retrouvée ? Avant même que ces questions surgissent, on nous administra un sédatif : la « Fin de l’Histoire ». Quelle ironie ! Alors que l’Europe vivait un réveil géopolitique, une voix s’élevait : « Le spectacle est terminé, regagnez vos loges ! »

L’idée nous séduisit. Cette « Fin de l’Histoire » convenait très bien au modèle d’intégration choisi en 1950 par la France, l’Allemagne et d’autres pays en vue d’établir une « Paix éternelle » sur le continent. Les institutions bruxelloises excellent à neutraliser les conflits, à gommer les inégalités et à dédramatiser les rapports de force. Cette approche a donné des résultats remarquables, mais sans préparer les États membres à un monde où prévalent d’autres règles du jeu et d’autres passions. Ce dont on prend aujourd’hui conscience. « La politique fait sa rentrée en Europe, l’histoire est de retour », a lancé le président du Conseil européen, Donald Tusk, lors de sa prise de fonction fin 2014.

La scène : la politique du voisinage

En politique étrangère, la « Fin de l’Histoire » a suscité la conviction que notre tâche consistait à encourager d’autres pays à devenir comme nous – grâce à des aides, des accords commerciaux et l’exportation de normes. Le concept d’espace est en lui-même révélateur. Alors que l’UE s’apprêtait à intégrer huit anciens pays communistes, Bruxelles a élargi son champ de vision. En 2003, Romano Prodi, chef de la Commission, parla d’un « cercle d’amis » s’étendant du Maroc au Caucase et à l’Ukraine en passant par l’Égypte. Une géopolitique au compas : prenez une mappemonde, tracez un grand cercle dont Bruxelles est le centre – peu importe les pays que ce cercle englobe. Ainsi est née la « politique du voisinage ». À Washington, Prodi exposa cette conception ; George W. Bush lui répondit : « Ça ressemble fort à l’Empire romain, Romano ! »

Les soulèvements arabes et la guerre en Ukraine ont marqué la faillite de cette politique du voisinage. L’UE en a-t-elle tiré des leçons ? En fin de compte, oui. Un document récent renferme une autocritique peu habituelle : cette politique « n’a toujours pas permis d’apporter une réponse adéquate à [d] es situations nouvelles ». Un langage très clair pour tout diplomate. Quatre glissements marquent un surcroît de réalisme politique.

Tout d’abord, il est question de « différenciation » et de « flexibilité » : ne pas mettre dans le même sac les pays qui vont de l’Égypte à l’Arménie et savoir réagir devant chaque évolution. Ensuite, garder un œil sur « les voisins des voisins » : pas de politique ukrainienne en faisant abstraction de la Russie, pas de politique égyptienne sans l’Iran et l’Arabie saoudite. Troisièmement, aux droits de l’homme et à la démocratie, on ajoute les objectifs de « stabilité » et de « sécurité ». Sans doute une leçon dictée par l’expérience libyenne où l’Occident a chassé un dictateur, mais s’est retrouvé avec une guerre civile et nombre de réfugiés sur les bras. Enfin, la notion « intérêts » apparaît plus souvent qu’avant : pendant longtemps, parler « d’intérêts européens » était tabou : l’UE entendait en effet que les membres oublient leurs intérêts nationaux ; il ne fallait surtout pas tomber dans le même péché au niveau mondial. Mettre ces intérêts en avant révèle une image de soi plus affirmée.

Un point faible demeure toutefois : l’idée que l’Europe a d’elle-même en tant qu’espace politique, son incapacité à définir des frontières. Nous continuons de cultiver l’ambiguïté vis-à-vis d’Ankara et de Kiev. Pour le diplomate, l’hypocrisie présente un avantage : garder des options en réserve sans blesser quiconque de front. Mais cela a un coût – un coût croissant. Tracer des frontières claires contribuerait à apaiser les tensions avec la Russie, tout en renforçant en Europe le sentiment d’appartenance commune, encore bien faible. Comment les Européens peuvent-ils se sentir chez eux dans une maison dont la porte reste ouverte à de nouveaux États ?

L’acteur : l’Europe comme alliance d’États

Pour jouer sur la scène internationale, notre acteur européen a entre-temps pris conscience qu’il devait faire face aux événements, occuper un espace, convaincre son public. Mais comment agir quand on est une « Union » ?

Là aussi, il s’agit de l’image que l’on a de soi. Considérons ce souhait : que l’Europe s’exprime « d’une seule voix ». Cela suppose un centre fort. Ce qui ne veut pas dire : seule Bruxelles parle, Paris, Londres, Berlin et les autres capitales se taisent. L’Union n’est pas un Etat, mais une alliance d’États. Affaiblir ceux-ci serait le meilleur moyen de condamner l’Europe à l’impuissance. Or, l’UE a pour tâche d’unir la puissance, la voix de ses membres afin qu’ils forment un chœur. (Précisons, au contraire de ce que soutiennent à loisir fédéralistes et eurosceptiques, qu’une « voix fausse » n’entraîne pas la fin du chœur !)

Les moyens et forces de la politique étrangère sont en grande partie dans les mains des États membres : la diplomatie, les armées, le renseignement, les finances, auxquels s’ajoutent les diplomates et le budget de l’UE. Tout compte fait, l’Union dispose de la deuxième armée, du plus grand réseau diplomatique et du plus gros budget de développement au monde. Plutôt que de rêver d’une armée européenne, mieux vaudrait améliorer la coordination des armées existantes.

Par conséquent, l’obstacle majeur n’est pas un manque de ressources de « Bruxelles », mais la réticence des États à concevoir et à inscrire leurs moyens dans un tout. Surmonter cet obstacle ne nécessite aucune modification du Traité de l’UE : c’est une question de mentalité. Les grands États doivent apprendre à partager le pouvoir et à ne pas utiliser l’UE comme une simple boîte à outils, tandis que les plus petits d’entre eux doivent concilier désir de se prononcer sur les enjeux mondiaux et courage d’en supporter les coûts et les risques.

Migration, énergie, climat : il est de plus en plus difficile de séparer politique intérieure et politique étrangère. Voilà pourquoi les chefs de gouvernement sont partout à la fois. Ils se réunissent au sein du Conseil européen avec le patron de la Commission et la haute représentante de l’UE. L’Union dispose d’une sorte de chef de l’exécutif collectif – il ne siège pas dans un bureau ovale, mais autour d’une « table ovale ». Gros avantage : là se rencontrent comme nulle part ailleurs le pouvoir d’allouer des moyens (tant nationaux que « bruxellois ») et celui de définir le cap de l’Union. Inconvénient : mû par les crises, le cercle manque de temps, de constance et de cohérence.

Le public : gérer des enjeux internationaux

Exercer un pouvoir sur la scène internationale exige autre chose que la puissance économique, la force militaire ou le prestige diplomatique. À savoir le soutien du public. Les affaires étrangères sont sous les feux de la rampe mondiale. Dans une démocratie, le public a le droit de huer un spectacle ; les spectateurs peuvent contester leurs porte-parole. Inversement, les bravos constituent une aide décisive pour le pouvoir. Ainsi, les présidents des grandes puissances nous donnent-ils parfois l’impression de disposer du soutien d’une masse enthousiaste.

Là réside, pour les dirigeants européens, la tâche la plus compliquée : soumettre à leurs électeurs des enjeux internationaux essentiels. Sachant que ce n’est pas ainsi qu’ils peuvent gagner des voix. Mais comment des politiciens qui redoutent leurs électeurs pourraient-ils faire peur à Poutine ? Sous-estimer son propre public, telle est la pire erreur que peut commettre un acteur.

Portugais, Finlandais, Irlandais, Français, Bulgares ou Britanniques : les gens savent très bien que l’histoire nous réserve des mises en scène inédites. Bien entendu, certains préféreraient quitter le théâtre. Mais beaucoup sont prêts à applaudir des acteurs qui tiennent leur rôle dans le monde – le monde tel qu’il est.

Luuk van Middelaar, philosophe, historien et l’auteur de Le Passage à l’Europe (Gallimard, 2012). Il a été la plume du président du Conseil européen, Herman Van Rompuy. Traduit du néerlandais par Daniel Cunin.

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