Comment Pékin entend censurer le monde

Je ne sais pas combien de projets ont été tués dans l’œuf par le système de censure chinois. Mais ce que je sais, ce que je ressens, c’est que ce système est indubitablement en train de ruiner l’imagination et la créativité des Chinois.

La censure, en Chine, ne relève pas de la loi, ce qui ne l’empêche pas d’avoir plus de pouvoir qu’elle. Chez nous, toutes les lois ne sont pas respectées à la lettre par tous, mais quand il s’agit de censure, et alors même que les règles en la matière ne sont pas vraiment claires, tout un chacun sait, comme d’instinct, à quoi s’en tenir, et prend bien garde à ne pas s’aventurer sur le territoire des sujets tabous ou sensibles.

En 2013, un bon ami à moi a recommandé un livre à une maison d’édition chinoise, l’histoire d’une femme qui tuait son mari. Au départ, la maison d’édition a manifesté beaucoup d’intérêt pour ce projet. Mais quand elle s’est aperçue que les personnages étaient musulmans, elle a fait machine arrière, disant :« On ne peut pas publier ça », « c’est trop risqué », « les musulmans, c’est tabou ». Malgré mes recherches, je n’ai trouvé aucune loi interdisant de parler des musulmans.

Dans les faits, la résistance à la censure n’a jamais cessé. Aujourd’hui, ce système se heurte à une contestation qui n’existait pas avant l’avènement d’Internet. Les nouveaux outils de communication ont permis de démultiplier les contacts entre la Chine et le reste du monde, si bien qu’un grand nombre de Chinois s’est familiarisé avec l’anglais, inventant de nouveaux mots, une sorte de « sinoglais » : au lieu du mot « citizens », les Internautes vont ainsi employer le mot « shitizens » (« citoyriens ») pour désigner les citoyens chinois.

Liens dans le monde entier

La démocratie devient, quant à elle, « democrazy » (« dingocratie »), et au mot de « secretary », les Internautes préfèrent (tout particulièrement concernant celles des hauts fonctionnaires) « sexcretaries » (« sexcrétaires »). Parallèlement, une multitude de blagues à caractère politique se répand.

En voici une que j’ai entendue récemment : le président Xi Jinping se rend dans un grand restaurant de Pékin. Il demande à quoi sont farcis les raviolis. La serveuse lui répond : ceux-là sont au chou et au porc, ceux-là au porc et au chou, et dans ceux-là il y a du porc et du chou, qu’est-ce que vous choisissez ? Xi Jinping, l’air contrarié, s’exclame : « Ils sont tous farcis à la même chose, ai-je vraiment le choix ? » La serveuse lui dit alors en riant : « Président Xi, vous avez oublié ? Quand il a fallu vous choisir, c’était exactement pareil ! »

Si Internet s’est imposé comme un espace de liberté où s’exprime la résistance au système de censure, cela n’empêche pas ce dernier, à l’heure où les entreprises d’Etat chinoises nouent des liens dans le monde entier, où des Instituts Confucius, pour promouvoir la langue et la culture chinoises, sont inaugurés un peu partout sur la planète, au moment où tous les pays du monde se battent pour obtenir des commandes de la Chine, de commencer à étendre lui aussi ses ramifications hors de ses frontières. Bientôt, son ombre ne planera pas seulement sur nous citoyens chinois. Elle vous rattrapera vous aussi, vous qui vivez loin de chez nous et qui vous croyez en sécurité.

Il y a environ deux ans, un magazine londonien m’a invité à écrire un article. En allant sur leur site Internet, j’ai pu voir tout un tas de textes faisant l’éloge du Parti communiste chinois. Ce n’est pas vraiment en accord avec mon style. Je leur ai demandé pourquoi ils publiaient toute cette propagande. Le rédacteur en chef m’a expliqué : « Nous n’avons pas le choix, plusieurs de nos plus gros clients publicitaires sont des entreprises chinoises. Si nous publions trop d’articles critiquant le Parti communiste et le gouvernement chinois, ils vont tout simplement arrêter de placer des publicités chez nous. »

Des choix à votre place

Je sais que cette façon de procéder existe aussi dans d’autres pays européens ainsi qu’à Hongkong, aux Etats-Unis, en Australie et jusqu’en Afrique. Sydney compte déjà plus de six journaux en langue chinoise. La plupart sont proches du gouvernement chinois, quand ce dernier ne les contrôle pas directement. Les articles et les commentaires qui y sont publiés, directement inspirés par sa propagande, l’encensent sans aucune retenue. Ainsi, sur le sol même de l’Australie, les représentants du Parti communiste et du gouvernement chinois font d’ores et déjà entendre leur voix. La plupart des gens ne s’en aperçoivent même pas.

En mai, le Club Pen America a montré dans un rapport intitulé « Censure et conscience morale : les auteurs étrangers et le défi de la censure chinoise » que l’industrie de l’édition et certains écrivains américains étaient déjà sous l’influence du système de censure chinois.

En Australie, un article publié en 2014 par le journal The Australian explique que l’Australian Broadcasting Corporation (ABC), la société nationale de diffusion audiovisuelle australienne, a signé un partenariat visant à partager des contenus avec un groupe audiovisuel chinois, le Shanghai Media Group. Cela signifie qu’immanquablement, les émissions australiennes passeront entre les mains de la censure chinoise. Ceux qui ont bonne mémoire se souviendront qu’en 2009, lors du festival international du film de Melbourne, le consulat chinois a tenté d’annuler la projection d’un documentaire sur la militante ouïgoure Rebiya Kadeer.

Tout cela va bien au-delà du sort d’un simple film. Ce que vous devez comprendre, c’est que les censeurs chinois sont déjà parmi vous, et qu’ils ont commencé à faire des choix à votre place. Des incidents comme cela, il y en aura d’autres. Et comme nous avons pu en faire l’expérience en Chine, vous constaterez que les habiles fonctionnaires de la censure agiront au fil du temps avec de plus en plus de discrétion et de subtilité.

Commerce avec la Chine avant tout

Certains pourraient être tentés de se dire que la censure existe déjà ailleurs, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Australie. Je répondrais que, s’il est vrai que la censure existe aussi dans ces pays, cela ne justifie en rien celle qui s’exerce chez nous. Par ailleurs, j’ai beau trouver que le monde ne tourne pas rond, je ne crois pas que la censure dans les pays occidentaux soit aussi sévère qu’en Chine.

D’autres pensent peut-être que la liberté d’expression, bien sûr, c’est important, mais que ce qui compte avant tout, c’est de pouvoir faire du commerce avec la Chine. En réalité, toutes les entreprises étrangères qui ont des relations commerciales avec la Chine sont susceptibles de subir l’impact de la censure chinoise. En 2014, la « Grande Muraille électronique » est devenue singulièrement plus étanche. Elle bloque désormais non seulement Google, Facebook, Twitter et YouTube, mais aussi Gmail et d’autres services étrangers de messagerie sur Internet.

Chaque jour, des réseaux privés virtuels, permettant de contourner la Grande Muraille électronique en liant directement des ordinateurs, sont bloqués. Laissez-moi vous poser une question : ces restrictions en matière de communication imposées par le gouvernement chinois n’affecteront-elles pas vos affaires dans le long terme ?

Au sujet du gouvernement chinois, les personnes qui ne vivent pas en Chine pensent parfois : « Bon, c’est vrai que ce gouvernement n’est pas terrible, mais ce n’est quand même pas si mal que ça. » Ou bien : « Oui, d’accord, le gouvernement chinois est plus que critiquable, mais il n’est pas encore si puissant que cela, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. »

Après la rétrocession de Hongkong à la Chine en 1997, beaucoup de gens sur cette île pensaient à peu près la même chose. Dix-huit ans plus tard, il ne faut pas longtemps pour constater que leurs conditions de vie ont d’ores et déjà subi d’énormes changements. Cette ville de plus de 7 millions d’habitants ne compte désormais quasiment plus une chaîne de télévision ni un journal indépendants. Ses hommes politiques ressemblent de plus en plus aux secrétaires de section du Parti communiste. Les personnes qui manifestent contre la politique menée par Pékin sont désormais de plus en plus souvent harcelées par la mafia. Quant aux journalistes et aux artistes qui osent encore critiquer ouvertement Pékin, ils s’exposent à des tentatives d’assassinat…

Ne pas se fier aux bonnes intentions du gouvernement

On ne peut en aucune manière se fier aux bonnes intentions du gouvernement chinois. La puissance économique de la Chine lui permet d’avoir un impact sur vos vies. La censure chinoise peut paraître en Occident un phénomène encore lointain, et il est vrai qu’elle ne va pas débouler comme une fusée dans vos vies.

Mais si un jour vous vous apercevez que vos journaux publient de moins en moins d’articles critiques sur la Chine, que les intellectuels et les médias se mettent tous à faire l’éloge du système chinois et que tel ou tel politicien s’efforce de manière évidente de préserver les intérêts de la Chine, j’espère que vous vous souviendrez du discours que je vous ai tenu aujourd’hui, et qui vous semble peut-être alarmiste.

La civilisation est un tout indivisible. Quand le gouvernement d’un pays commence à s’y attaquer sciemment, à la bâillonner, à la détruire, cela n’a pas seulement un impact sur le peuple de ce pays, mais sur l’humanité tout entière. A l’heure de la mondialisation, la liberté d’expression ne relève plus seulement de la politique intérieure d’un pays.

Si vous vous contentez d’observer en silence un gouvernement détruire des livres et arrêter des hommes dans son pays, réprimer la liberté d’expression, et que vous allez même jusqu’à vous en rapprocher, l’air de rien, pour en faire, sans aucun scrupule, votre partenaire commercial, votre allié, alors, tôt ou tard, c’est à votre liberté d’expression à vous qu’il s’attaquera. (Traduit du chinois par Frédéric Dalléas)

Murong Xuecun (Ecrivain)


Ce texte est extrait d’un discours prononcé à Sydney, le 5 septembre, dans le cadre du Festival of Dangerous Ideas, le « festival des idées dangereuses ».

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