Comment peut-on prétendre aujourd’hui que les franquistes sont de retour en Espagne

Depuis quelques mois, le royaume d’Espagne, placé depuis la fin du franquisme sous les hospices de la consensuelle Constitution de 1978, connaît une crise inédite dans sa forme liée à la tentative de sécession de la communauté autonome catalane. Jusqu’au déclenchement récent de l’article 155, mettant sous la tutelle du gouvernement central les institutions politiques et administratives de la Catalogne, il s’est joué une partie d’échecs entre le roi, Philippe VI, le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, et le président de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont.

Une mise en scène digne de Netflix

Ce conflit dont le retentissement politique dépasse largement les frontières de la péninsule ibérique doit beaucoup à l’obstination du leader indépendantiste. Il incarne, lui plus que ces acolytes, la volonté de sortie de l’Etat de droit espagnol qui, aujourd’hui, s’est définitivement retourné contre lui avec la menace d’arrestation dont il fait l’objet dans son pays.

Beaucoup de choses ont été écrites pour essayer de rendre compte de cette situation politique complexe que ni les Français ni les Européens ne sont à même de comprendre dans sa globalité. Au cœur de la médiatisation par le biais de l’information en continu, l’histoire qui se joue est présentée telle une série digne de Netflix, opposant les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Libre à nous de choisir où se trouve la face obscure de la force. Présentée ainsi, et relayée par une communication politique illusionniste, on comprend bien le tour de magie conduisant à opposer les gentils indépendantistes aux méchants de l’Etat espagnol, par ailleurs héritiers de Franco, cela va de soi.

Pourtant, on sait depuis le philosophe Ortega y Gasset que l’Espagne est une société « invertébrée » où interagissent de multiples clivages, pas seulement territoriaux. On sait également que, à la sortie du franquisme, l’Etat des autonomies a été construit sur la base de négociations larges et transversales dans le but de neutraliser l’ensemble les défis sociétaux ayant conduit à la guerre civile. En Catalogne, le retour de Josep Tarradellas, président de la Généralité en exil, incarnant des institutions politiques fortement autonomes, est acté. L’écrivain Manuel Vazquez Montalban, « père » du célèbre détective barcelonais Pepe Carvalho, rappelle que les relations entre la Catalogne et Madrid sont « sensément insanes [« folles »], mais très saines ». Aujourd’hui, il semblerait qu’elles soient devenues malsaines ! La faute à qui, à quoi ?

Catalanisme de crispations

J’ai passé un long moment de ma vie intellectuelle à examiner le jeu des élites espagnoles dans la sortie de la dictature, la transition et la consolidation de la démocratie, d’ailleurs considérée à juste titre comme un modèle de réussite politique. Comment peut-on prétendre aujourd’hui que cette période est révolue et que les franquistes sont de retour en Espagne ? Ce type de discours repris par les médias, avec, à l’appui, des images de la Guardia Civil intervenant lors du référendum interdit du 1er octobre 2017, est aussi stupéfiant que fallacieux. Mais qui donc aurait soulevé la pierre tombale du Valle de los Caidos, la basilique où est enterré Franco, pour provoquer la résurrection de ce « Lazare politique » ? A en croire, les « fous » de l’indépendance de la Catalogne, c’est la faute aux partis de gouvernement – le Parti populaire ou encore le Parti socialiste ouvrier espagnol.

Comment expliquer alors que l’âge d’or du catalanisme politique, durant lequel le pouvoir se partageait entre un président de la Généralité, Jordi Pujol (charismatique leader de la coalition Convergence et Union, opposant de la première heure au coup d’Etat du 23 février 1981 et faiseur de majorité politique pour le gouvernement central), et le maire socialiste de Barcelone, Pasqual Maragall (fin négociateur des Jeux olympiques de 1992 puis président, à son tour, du gouvernement catalan), ait pu laisser place à la situation actuelle ? Leur capacité à négocier et à optimiser la défense des intérêts et de l’autonomie de la Catalogne dans un cadre constitutionnel assumé a débouché sur un mouvement indépendantiste – courant de l’extrême gauche aux catholiques nationalistes – composé de chasseurs de fantômes du franquisme.

Bien entendu, derrière cette situation se cachent des raisons moins avouables, comme l’incapacité partagée des dirigeants espagnols, notamment ceux du Parti populaire, à maintenir le jeu nécessairement perpétuel des négociations sur la dynamique interne de l’Etat espagnol. Le détricotage des acquis résultant du référendum tout comme l’incapacité, en 2012, de Mariano Rajoy à bien négocier une nouvelle entente fiscale ont achevé le catalanisme politique alors incarné par Artur Mas, président de la Généralité. Cette rigidité, signe d’un sens de l’Etat dépassé, a ouvert la voie à l’indépendantisme. Les effets de la crise économique de 2008 ont ensuite justifié sa fusion avec un populisme de « bien-être » en contradiction avec un Etat espagnol présenté comme spoliateur des intérêts du « peuple catalan ».

La diagonale d’un « fou » de l’indépendantisme

Enfin, il y a la marque du leader indépendantiste, Carles Puigdemont, le président de la Généralité récemment destitué. Beaucoup de choses ont été écrites sur le parcours de cet homme de presse et de communication, quadrilingue (anglais, castillan, catalan, français), maîtrisant les outils de la démocratie 2.0. et doté d’un look télégénique, qui fait de lui la star du moment dans les médias occidentaux. Formé à la Crida, mouvement de promotion de langue catalane, Carles Puigdemont goûte au journalisme militant, avant de devenir député au Parlement catalan (2006) puis d’accéder à la mairie de Gérone (2011). Ces deux vies professionnelles ont été mises au service d’une seule obsession : l’indépendance de la Catalogne.

Carles Puigdemont défend l’idée que le peuple catalan a le droit de décider lui-même de son avenir collectif et dénonce toutes les altérations à ce projet comme autant d’atteintes à l’expression du sentiment démocratique en Catalogne. C’est pourquoi il a maintenu l’organisation du référendum sur l’indépendance du 1er octobre 2017 en dehors des procédures de l’Etat de droit espagnol. Obtenant 90 % de voix favorables sur 43 % des suffrages exprimés, alors que la votation ne s’est pas réalisée dans les règles de l’art, il y voit la volonté du peuple d’accéder à l’indépendance.

Inexorablement rattrapé par la réalité des procédures constitutionnelles et juridiques bafouées, il choisit l’exil politique à Bruxelles, prétextant que les poursuites judiciaires dont il fait l’objet sont la preuve de pratiques néofranquistes. Il compte ainsi réactiver l’histoire rêvée du président de la Généralité, qui, comme Josep Tarradellas en 1977, revient pour instaurer le nouveau régime. Il s’agit bien là, de la diagonale d’un « fou » de l’indépendantisme.

Par William Genieys, directeur de recherche au CNRS, université de Montpellier – CEPEL. Il est l’auteur du livre « Las élites españolas ante el cambio de régimen politica. Logica des Estado y dinamicas centro-periferias en el siglo XX » (« Les élites espagnoles avant le changement de régime politique. Logique de l’Etat et dynamiques centre-périphéries au XXe siècle »), Madrid, Centro de investigaciones sociologicas, 2004.

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