Comment sortir de la crise de l'Europe et de l'euro en 2011 ?

L'année nouvelle doit nous voir tirer les leçons de 2010, annus horribilis pour l'euro et pour l'Europe. Si la vérité est dans le regard des autres, jamais leur jugement n'aura été aussi cruel. "L'heure de l'Europe comme grande puissance au XXIe siècle est passée avant même d'avoir commencée", selon Richard Haas. "L'obsession des Européens pour la réforme de leurs institutions revient à réarranger les chaises longues sur le pont du Titanic", pour Kishore Mahbubani. Et l'ambassadeur de Chine auprès de l'Union européenne juge ouvertement celle-ci d'une "servilité pathétique envers les grandes puissances".

Les pères de l'Europe étaient catholiques, d'Adenauer à Delors. Tirer gloire des coups et des flèches reçues fait donc partie de la légende de la construction européenne. Celle-ci, on le sait, avance par les crises, grâce à la méthode des "petits pas" chère à Jean Monnet. Mais dans l'Union à 27, cette méthode peut devenir un alibi. Hier, les souverainistes dénonçaient un engrenage fédératif. Aujourd'hui, ils pointent l'Europe inefficace. Après les tribulations du traité de Lisbonne, les réalistes demandent une pause. Cette vue rejoint la préférence de nombre de chefs de gouvernement des pays membres. En dépit du Parlement européen, la référence démocratique de l'Europe reste bien le suffrage national, et les politiques redoutent d'abord la vague électorale qui les concerne directement.

Comment comprendre autrement la pusillanimité d'Angela Merkel tout au long de la crise, jouant l'indécision comme vertu électorale ? C'est finalement l'opposition social-démocrate qui adjure la chancelière d'aller "vers une Allemagne plus européenne". Et le silence de la France, au lendemain d'une présidence européenne marquée par un dynamisme peu commun, ne reflète-t-il pas une double prudence ? A l'intérieur, mieux vaut apparaître avant tout comme l'avocat des intérêts nationaux. Au dehors, l'alignement franco-allemand apparaît comme un rempart contre la spéculation qui teste les failles entre les 17 pays de l'eurozone.

Pourtant tout se tient. La crise de l'euro, faite d'une double défiance à l'égard des dettes bancaires sous-jacentes et de la dette souveraine de certains Etats-membres, n'aurait pu se produire sans un doute majeur sur la solidité de l'attelage monétaire européen. S'il y avait un risque monétaire intrinsèque pour l'Europe, zone de forte épargne privée et dont les comptes courants sont restés équilibrés jusqu'à mi-2010, c'était que la monnaie européenne soit poussée vers le haut, comme le sont le yen japonais ou le franc suisse. Dès lors qu'elle était négociée dans un consensus européen, la prodigalité de quelques Etats méridionaux était gérable.

Plus préoccupante est la montée des mauvaises créances, une bulle qui incombe autant aux banques européennes qu'à leurs emprunteurs. Mais le vrai déclencheur de la crise, c'est l'absence de tout accord ou procédure préétablie sur un défaut de paiement bancaire ou souverain, et l'incertitude résultant de la nécessité de négocier un tel accord à chaud.

Conçu pour surmonter le passé, le système monétaire européen reflète comme les autres institutions européennes l'espoir de réinventer le monde. C'est cet optimisme, et l'illusion d'une souveraineté monétaire désarmée dans une zone où épargne et endettement s'équilibraient, qui ont encouragé des pays membres tels que la Grèce et le Portugal, mais aussi l'Allemagne et la France en 2003, à piétiner les règles budgétaires communes.

Certes, on comprend les réticences envers une Commission par trop bureaucratique. Mais c'est bien la coordination intergouvernementale à 27 qui s'est révélée utopique, là où l'action communautaire ou fédérée apparaît autrement plus efficace. Aurait-on l'idée de demander aux 16 Länder allemands ou aux 22 régions françaises de débattre et de coordonner entre elles leurs recettes et leurs dépenses ?

Comme le montrent les récriminations actuelles entre un Bade-Wurtemberg industrieux et un Berlin dispendieux, ce serait également impossible. Mais poser ces questions à l'échelle européenne, c'est enfreindre un tabou.

Pourtant à la face du monde, c'est l'Europe actuelle qui est bancale. Comment croire à une monnaie commune européenne active, si celle-ci n'a pas secrété un marché d'obligations également commun ? Comment croire à une unité d'action économique quand les dépenses communautaires ne dépassent pas 1 % du PIB européen? Comment croire à une gouvernance européenne qui continue à miser sur le miracle quotidien d'une coordination efficace de 17 (ou 27) politiques budgétaires et économiques nationales ?

A cette question, disent les avocats du système, il existe une réponse juridique : définir des limites et s'y tenir en élargissant leur champ d'application. Trois pour cent de déficit comme le veut Maastricht, de nouvelles règles-sanctions contre les dérapages, et voilà le malade guéri. Réponse impropre, car une politique économique ne peut reposer sur une obligation légale de résultats. On peut imposer à un Parlement de voter une proposition de recette en face de toute proposition de dépense nouvelle, ou créer une obligation de réserves pour des banques (les ratios de Bâle). Mais un excédent ou un déficit, c'est un résultat soumis aux impondérables : en témoigne l'explosion sans précédent de l'endettement des pays les plus touchés par la crise.

La vraie réponse n'est pas seulement dans de nouvelles sanctions, mais aussi et surtout dans une intégration plus poussée. Cela ne se fera certes pas sans de nouveaux gages donnés à l'Allemagne. "Européaniser l'Allemagne", comme le proposent MM. Steinmeier et Steinbruck, et donc l'ouvrir à plus de souveraineté partagée, restera impossible si on ne "germanise pas l'Europe" en mettant les déficits sous tutelle.

Pourtant, cette réduction n'est plus le vrai débat : quasi tous les gouvernements européens l'ont mise en pratique. La vraie nécessité est de créer, à côté de la Banque centrale européenne, un pouvoir déterminant une politique budgétaire et financière commune. La coordination a montré ses limites, et l'Europe paye une lourde prime de défiance due à la complexité et à l'absence de fiabilité de cet instrument. La création d'un fonds de secours permanent va dans le bon sens. Mais pourquoi lui refuser un marché commun d'obligations européennes, dont l'ampleur même créerait des conditions favorables pour les investisseurs internationaux ? Pourquoi leur payer la prime de risque énorme actuellement exigée pour les pays les plus touchés ?

Il faut aussi sortir de l'opacité créée par les dettes croisées des banques européennes. La BCE a raison de refuser toute faillite, de crainte d'une réaction en chaîne. Mais pourra-t-on longtemps imposer aux citoyens européens d'assumer seuls le passif des banques ? On sait ce que le portage intégral de pertes bancaires, avec des taux d'intérêt voisins de zéro, a coûté à l'économie japonaise depuis deux décennies. Aux Etats-Unis, le plan fédéral de sauvetage des banques, le TARP, reste âprement disputé pour avoir fait la part trop belle aux actionnaires des banques.

L'Europe ne dispose pas de poches communes aussi profondes que celles de la Réserve fédérale, et la Banque centrale européenne doit continuer d'asseoir sa crédibilité en évitant la création durable de liquidités massives. C'est bien au pouvoir politique – et d'abord aux gouvernements européens les plus influents – de fixer une décote sur les mauvaises créances du système bancaire, au lieu de laisser s'étendre la défiance sur les dettes publiques dans leur ensemble. C'est faute d'avoir pris cette mesure que l'Irlande pèse aujourd'hui sur la solidarité européenne. Certes, mieux vaut n'en parler jamais : évoquer cette décote peut alimenter la spéculation sur les marchés. Mais y penser toujours devrait être une priorité.

Enfin, une politique commune crédible des pays membres ne se fera pas sans refonder les mécanismes de transfert de ressources à travers le continent européen. Refonte, en effet, et non pure création : car les subventions agricoles communes et les fonds structurels européens ont joué ce rôle dans le passé. Pour dynamiser son économie, l'Europe doit ainsi compléter son marché des produits et services par la construction d‘un marché du travail commun encadré par une législation européenne, assis sur un budget européen réformé et renforcé.

En 2010, l'Union européenne a commencé à payer le prix exorbitant de sa fragmentation politique – un coût qui l'affaiblit dans le monde et appauvrit ses citoyens. La perte de l'idéal est source de régression. En 2011, le réalisme commande de construire une gouvernance ambitieuse et commune, responsable et légitime.

François Godement, directeur de la stratégie d'Asia Centre et professeur à Sciences Po, et Thomas Klau, chargé de cours à L'Inlco.

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