« Compassion pour le charançon ! » Vers une nouvelle philosophie de l’insecte

L’empathie pour les insectes est un art difficile. Pour ces minuscules vermines et pestes indésirables, nous n’avons le plus souvent que dédain et désir d’extermination. Pourtant, les termes « insecticide » ou « pesticide » cachent un mensonge : on parlerait plutôt de « polluants organiques persistants », tant ils atteignent plus loin que leur cible et menacent de revenir en boomerang sur nous, leurs utilisateurs. Plus justement encore, il faut parler de « biocide » : car en attaquant chimiquement les insectes, c’est à la vie que l’on s’en prend.

Un déclin de 75 %

Le cri est déjà ancien pourtant. Il y a cinquante-cinq ans, Rachel Carson nous annonçait un Printemps silencieux (Silent Spring, paru en 1962). Le di­chlo­rodiphényltrichloroéthane (DDT), puissant poison utilisé dans la guerre faite aux insectes, faisait des ravages, affectant indirectement les oiseaux en diminuant l’épaisseur des coquilles de leurs œufs. Mais si le DDT, interdit aux Etats-Unis en 1972, eut un impact sur les populations d’oiseaux, c’est aussi parce qu’il raréfiait les insectes dont ils se nourrissaient.

Une étude parue le 18 octobre dans PLoS One montre que, aujourd’hui plus que jamais, les insectes sont en danger : les scientifiques ont mesuré dans les zones protégées en Allemagne un déclin de 75 % de leur faune. Ce qui est affecté n’est pas le nombre d’espèces présentes, mais la quantité de biomasse, c’est-à-dire de matière vivante présente. Plus que la perte de diversité, c’est la fin du bourdonnement souverain du monde. La nature – ou ce qu’il en reste – se désertifie. Epandages et pulvérisations, les deux sentinelles de nos productions agricoles, introduisent dans l’environnement des composés toxiques qui persistent, débordent, envahissent les cours d’eau, les sols, les vents. Dans ce contexte, protéger ne suffit plus.

Criminaliser les néonicotinoïdes

L’abeille, espèce chérie s’il en est, se trouve désormais en voie de raréfaction et on frissonne en pensant à une phrase attribuée (sans doute à tort) à Albert Ein­stein : « Si l’abeille vient à disparaître, l’humanité ne lui survivra guère. » Devant ce « syndrome d’effondrement des colonies », nous avons appris à parler des insectes comme des pollinisateurs rendant des « services écologiques ».

Remplaçant la nature sauvage, ce vieux mythe honni, nous nous sommes mis à parler de « collectifs entre humains et non-humains ». Nous avons admiré que d’insignifiantes espèces dérangent les ambitions humaines : ainsi, lorsqu’un tronçon d’autoroute entre Le Mans et Tours fut bloqué plusieurs années parce que son tracé coupait le territoire du scarabée pique-prune, espèce protégée par une directive européenne. Les valeurs de la conservation venaient bouleverser le monde humain.

Mais cette philosophie de l’environnement qui nous montrait comment l’intervention humaine était bénéfique aux écosystèmes, qu’il y avait plus de biodiversité sur les talus des lignes TGV que dans les grandes forêts primaires, doit aujourd’hui faire amende honorable. Force est de constater que tous les « agencements » ne sont pas aussi favorables, ni à la biodiversité ni même à l’épanouissement de la vie.

Vers l’automne stérile

Il est temps que l’Europe revienne sur le modèle de l’agriculture productiviste, interdise les molécules dangereuses et criminalise l’emploi des néonicotinoïdes. Il est urgent de sacrifier la chimie au chevet des arthropodes. Du fond des bois, j’entends de nouveaux Stones entonner un hymne nouveau : « Empathy for the Weevil ! », « Compassion pour le charançon » !

Nous savons aujourd’hui combien un producteur doit faire de traitements dans ses vergers mais nous pensons pouvoir croquer sans risque la belle pomme rouge aux reflets de cire en nous contentant de la laver et de la peler avec soin. Pourtant, après le temps du printemps silencieux, nous avançons à grand pas vers l’automne stérile : sans fruits dans nos campagnes, il sera trop tard pour avoir le bourdon. Nous aurons dit adieu aux plaisirs de fructidor : il ne nous restera que le silence glacé d’un éternel frimaire.

Thierry Hoquet, philosophe, enseignant à l’université Paris-X-Nanterre. Il est notamment l’auteur de Darwin contre Darwin (Seuil, 2009) et de Déicide, ou la liberté (iXe, 264 p.)

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