Comprendre l’évolution de la Chine est un un défi adressé aux théories économiques

Avec l’effondrement de l’Union soviétique, nombre d’intellectuels avaient anticipé la « fin de l’histoire » : marché et démocratie allaient remplacer le Gosplan et la domination du Parti communiste. Or la trajectoire chinoise invalide le pronostic qui ferait de la démocratie le régime politique nécessaire à la modernité et à la performance économique.

Depuis deux décennies, comprendre la surprenante évolution de la Chine est un défi adressé à la plupart des théories économiques. Toutes s’y sont essayées, sans jusqu’à présent faire consensus. Pour les tenants de la concurrence, la libération des forces du marché a permis la réduction de la pauvreté. Pour ceux qui insistent sur le rôle de l’Etat, l’équivalent d’une planification originale explique ces succès. Les théories de la croissance pointent le rôle du rattrapage technologique comme facteur explicatif majeur. Pour les chercheurs en socio-économie, ce sont la variété et la puissance des réseaux liant l’économique et le politique qui distinguent la Chine.

La Chine a en effet inventé un moyen d’aligner, au moins partiellement, les intérêts de la classe politique avec ceux des entrepreneurs au niveau local, puis national. Les autorités locales sont fortement encouragées à faciliter l’émergence des entrepreneurs, source de création de richesse et, par conséquent, d’une base d’imposition plus importante. L’existence d’une série de « corporatismes locaux » organise ainsi la coopération entre la classe politique et les entrepreneurs. C’est le résultat logique de la complémentarité de leurs objectifs respectifs : d’un côté récolter le maximum d’impôts, de l’autre améliorer l’avantage concurrentiel de chaque localité par le biais du dynamisme économique.

La concurrence entre toutes les localités ne tourne toutefois ni au chaos ni au conflit permanent grâce à la construction d’un réseau entre les entreprises et le gouvernement, qu’il soit l’œuvre du Parti communiste chinois (PCC) ou de la myriade de relations interpersonnelles (le guanxi). Le rôle du PCC est déterminant : ses membres ont beaucoup contribué à la création d’un groupe d’entrepreneurs, piliers du processus de réformes et de la croissance.

Rendements décroissants

L’économie chinoise ne repose pas sur un capitalisme dont le seul moteur est la recherche du profit par les entrepreneurs privés, car les élites détiennent à la fois le pouvoir politique et la capacité d’allocation et de contrôle des ressources économiques. Le critère premier n’est pas d’accroître le bien-être des consommateurs ni d’augmenter la valeur pour les actionnaires, mais de combiner objectifs politiques et économiques pour augmenter le taux de croissance.

Mais l’insertion de la Chine dans les chaînes de valeur mondiales semble avoir atteint son apogée dès le milieu des années 2000, avant même la crise mondiale de 2008. Du fait de la croissance des salaires, la production de biens intensifs en travail a migré vers d’autres pays d’Asie.

De plus, le second et le plus puissant des moteurs de la croissance chinoise, l’investissement, est entré dans une zone de rendements décroissants : il faut investir de plus en plus pour soutenir le même niveau de croissance.

Enfin, si dans le passé le crédit bancaire a contribué à l’investissement des entreprises d’Etat et des collectivités locales dans les infrastructures, la contribution des crédits à la croissance est devenue plus problématique depuis 2009. L’impossibilité pour les acteurs privés d’obtenir un crédit des quatre banques nationales a suscité l’essor de systèmes bancaires parallèles dont le contrôle est plus difficile et l’appréciation du risque malaisée. Ainsi le crédit contribue moins à la dynamique économique qu’il ne permet de reporter dans le temps la résolution des tensions d’un régime socio-économique qui atteint ses limites.

Rééquilibrage en faveur de la consommation intérieure

Parallèlement, une libéralisation du marché boursier et la tentative d’adopter un régime de change plus sensible aux mécanismes de marché ont débouché sur deux crises qui ont fait prendre conscience au gouvernement des difficultés de la régulation financière lorsqu’on donne une plus grande place aux arbitrages privés. Les liquidités en quête de placement se sont alors reportées sur l’immobilier qui, vecteur du financement des entités locales, s’est transformé en l’un des rares actifs spéculatifs accessibles aux individus. Le système financier est devenu dysfonctionnel par rapport aux exigences d’une allocation efficace du capital.

Depuis le milieu des années 2000, le gouvernement a pris conscience des limites d’une croissance tirée par les exportations et l’investissement, et a élaboré une stratégie visant à la rééquilibrer en faveur de la consommation intérieure. Les salaires minimaux ont augmenté, mais leur progression s’est heurtée aux autorités locales, qui n’entendent pas compromettre la compétitivité des entreprises. L’interdiction d’une représentation autonome et directe des salariés rend problématique la coordination des augmentations de salaires au niveau national. Et les efforts pour jeter les bases d’une couverture sociale, en réponse en particulier au vieillissement de la population, ne permettent pas une redistribution du revenu suffisante pour lier la demande au revenu salarial et aux transferts sociaux.

Tout comme la révolution industrielle anglaise avait abouti à d’insoutenables niveaux de pollution urbaine, les mégapoles chinoises butent aujourd’hui sur des situations parfois dramatiques tant l’air y est devenu irrespirable, tandis que la sécurité alimentaire est compromise et les sols agricoles menacés d’épuisement.

Aux avant-postes de la recherche scientifique et technique

S’il est exact que l’innovation naît de crises majeures, la Chine devrait être l’une des économies les plus actives dans l’émergence d’une croissance soutenable. Une part significative des efforts de recherche porte sur les énergies renouvelables, qui se traduisent déjà par les fortes positions concurrentielles des firmes chinoises dans ces secteurs. L’originalité du système d’innovation chinois est en effet de répondre aux priorités retenues par les autorités publiques et d’anticiper sur de possibles ruptures technologiques qui permettraient au pays de se situer aux avant-postes de la recherche scientifique et technique. La seconde révolution automobile, celle du véhicule électrique, pourrait bien avoir lieu en Chine…

Au final, les Etats-Unis ne sont plus la référence incontestée dans l’organisation des sociétés contemporaines. La Chine est aujourd’hui perçue comme une alternative. Développement accéléré et succès économique, doutes sur les vertus de la démocratie, montée en régime d’une puissance scientifique sont autant d’atouts aux yeux de gouvernements tentés par la verticalité du pouvoir politique sur l’économie.

En fait, ce « modèle » repose sur la puissance d’une économie continentale, le rôle d’un parti-Etat et l’inscription dans une longue tradition d’exercice du pouvoir – autant de caractéristiques qui hypothèquent sa diffusion. La leçon chinoise est sans doute que chaque société doit inscrire sa stratégie dans l’histoire longue… et que tout modèle finit par rencontrer ses limites.

Robert Boyer est économiste à l’Institut des Amériques. Il a codirigé, avec Sébastien Lechevalier, Lectures institutionnalistes de la Chine, Revue de la régulation, n° 21, 2017, et avec Hiroyasu Uemura et Akinori Isogai Capitalismes asiatiques : Diversité et transformations (Presses universitaires de Rennes, 2015).

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