Construire la réglementation bancaire

Dans les années 1980, c’était dans l’air du temps de déréglementer les marchés, y compris les marchés financiers et les banques. Les résultats sont là et il n’y a plus grand monde pour nier que la réglementation bancaire doit être profondément repensée. Oui, mais comment? En la matière, les détails comptent énormément, et les détails deviennent vite horriblement compliqués. Le risque est considérable que le résultat sera décevant et mal ficelé. La Suisse a pris une longueur d’avance, mais rien n’est gagné.

Un bon exemple des dangers de la réforme en discussion est la question des bonus. Les grandes banques internationales ont engrangé des profits fabuleux, en partie redistribués sous formes de bonus extravagants, puis les contribuables ont été appelés à la rescousse quand les pertes sont devenues gigantesques. L’opinion publique est outrée, à juste titre. Or les bonus ne sont que la pointe de l’iceberg. En se focalisant sur cette question, simple et visible, les responsables politiques peuvent montrer leur fermeté et répondre à la demande de l’opinion publique. Mais s’en tenir à cela ne changera pas la situation, et les banquiers auront vite trouvé la parade. Tant que les banques pourront prendre des risques avec la certitude qu’ils en tireront les profits mais n’en assumeront pas les conséquences quand elles deviendront inéluctablement désagréables, elles le feront et distribueront, d’une manière ou une autre, des revenus indécents. C’est un premier risque.

Le deuxième risque est la complexité. Les marchés financiers modernes sont hautement sophistiqués. Seuls une poignée de spécialistes comprennent clairement les instruments qu’ils créent et qu’ils manipulent. Au sein même des grandes banques, même les dirigeants ne sont pas toujours capables de comprendre ces instruments. Ces dernières années, ils se sont souvent laissé influencer par leurs spécialistes qui eux n’avaient pas une vision globale des risques pris au travers de centaines ou de milliers d’opérations complexes. Combien de hauts dirigeants ont découvert, après coup, l’étendue des risques que leurs banques avaient pris! Mais la complexité même des instruments signifie que toute réglementation doit être à la hauteur. C’est pourquoi les accords de Bâle s’appuyaient sur l’évaluation par les banques elles-mêmes de leurs risques, au moyen d’instruments de mesure sophistiqués. On connaît la suite. Les instruments étaient tellement sophistiqués que l’on ne savait pas vraiment en évaluer la précision, qui s’est révélée désastreuse.

Le troisième risque est l’inverse du précédent, celui du simplisme. Face à tant de complexité, la tendance naturelle est d’imposer une réglementation certes fruste, mais robuste. C’est ce qui avait été fait dans les années 30, après la grande crise, et qui a effectivement bien fonctionné jusqu’à la vague de libéralisation des années 80. Les banquiers ont alors beau jeu de tourner en dérision ce qui revient à brancher un ordinateur puissant sur une prise d’électricité alimentée par un générateur à pédale! Outre l’aspect un peu rétrograde d’une telle réglementation, les banquiers ont une bonne raison de ne pas en vouloir. Durant la période de réglementation forte et simple, les revenus dans la finance étaient tout simplement les mêmes qu’ailleurs, contrairement aux périodes d’avant 1930 et d’après 1980 où leurs revenus dépassaient de facilement 50% ceux dans les autres secteurs d’activité. Une réglementation forte rend le métier de banquier peu intéressant, peu sophistiqué, donc peu rémunéré et peu attrayant.

Le quatrième et dernier risque est celui, banal, de la police. Les meilleures réglementations ne servent à rien si l’on ne dispose pas de gendarmes efficaces. Dans un domaine aussi complexe, il faut des gendarmes de très haut niveau, aussi haut que celui des banquiers qu’ils doivent superviser. Autrement dit, ils doivent être recrutés parmi les meilleurs banquiers. Si les banquiers sont très bien payés, il faudra offrir des conditions semblables aux futurs gendarmes. Non seulement une réglementation efficace est chère, mais elle pulvérise les échelles de salaires en vogue dans la plupart des administrations.

Le défi de la réglementation future est de naviguer entre ces quatre risques. Depuis bientôt un an, les autorités des pays du G20 ont même créé le Conseil de stabilité financière, qui siège à Bâle. Le Conseil orchestre une réflexion très approfondie sur ce que devrait être la nouvelle régulation. Il va bientôt remettre ses conclusions aux gouvernements, auxquels il reviendra de les mettre, ou non, en œuvre.

Mais déjà les banques ont partout organisé la contre-offensive. Leurs arguments sont bien rodés. Il ne faut pas revenir à l’ère préhistorique des banques qui ne font que recevoir des dépôts et faire des prêts banals à leur clientèle. Dans chaque pays qui abrite des banques de taille mondiale, il s’agit surtout de ne pas en faire plus que les autres et de sacrifier les banques nationales alors que les autres pays agissent avec prudence. D’ailleurs ce n’est pas le moment alors que les banques sont fragiles et seront indispensables pour assurer la reprise économique qui s’annonce.

Bien sûr, malgré des années de recherche, la preuve qu’un système bancaire sophistiqué est source de croissance économique n’est pas établie. Bien sûr, un accord international entre responsables politiques est peu probable, il suffit de voir les désaccords qui sont apparus en filigrane aux sommets du G20. Et, bien sûr, plus on tarde à réformer la réglementation, plus la colère des opinions publiques s’estompera et moins les gouvernements auront envie de s’attaquer à un lobby très puissant.

La Suisse a pris une longueur d’avance. Une partie des mesures proposées par le Conseil de stabilité financière ont été décidées par la Finma et la BNS. Leur caractéristique est d’être simples et d’aller au cœur de la prise de risque. Les banques suisses doivent avoir plus de capital et la possibilité d’emprunter pour prendre des risques est (un peu) limitée. Les mesures plus complexes, qui font partie des accords précédents, demeurent et devraient être ajustées de concert avec les autres pays. Cette rapidité de réaction peut surprendre, mais il faut dire que la Suisse est unique. La taille de son système bancaire – mesurée par la valeur de ce que détiennent les banques – représente huit fois le PIB de la Suisse, contre moins de une fois pour les Etats-Unis. Si le système bancaire suisse subit une perte de 12%, c’est l’équivalent de 100% du PIB qui s’évapore, soit tout ce que gagnent les Suisses – y compris leurs impôts directs, indirects et versés par les entreprises – en un an. En Suisse, la stabilité du système bancaire est presque une question de vie ou de mort, «presque» parce qu’on peut quand même survivre dans le dénuement total.

Charles Wyplosz, professeur d’économie à l’IHEID de Genève.