Contre les totalitarismes, commémorer Babi Yar

Président Petro Porochenko, mesdames et messieurs les présidents et les ambassadeurs, rabbins et dignitaires religieux, mesdames, messieurs.

Il y a toujours un moment, dans le destin des peuples, où les pages les plus sombres du grand livre des morts et des vivants viennent dans la lumière de la connaissance et du remords. Ce moment, pour l’Ukraine, est arrivé. Soixante-quinze ans après le massacre, à Babi Yar, de tant de Juifs d’Ukraine, trois quarts de siècle après la destruction, dans ce ravin à jamais maudit et à jamais sacré, de 34 000 hommes, femmes et enfants dont le seul crime était d’être nés juifs, le temps est venu pour la contrition, la repentance et l’intégration du crime dans le mémorial de la conscience universelle.

Et ce n’est probablement pas un hasard si ce moment tombe à la veille de ces jours très particuliers que les Juifs, dans le monde entier, appellent les «jours redoutables» ; ce n’est pas pour rien qu’il coïncide avec la fête de Rosh Hashana qui est, pour tous les Juifs, la célébration du Jugement - l’heure où chaque nation, chaque peuple sont appelés à comparaître devant le trône de Dieu.

Je n’ignore pas, mesdames et messieurs, combien ce devoir de mémoire ou, si l’on préfère, de comparution peut être pénible et, souvent, douloureux. Je sais ce qu’il peut coûter, du moins en apparence, au récit national et à la fierté qu’il procure. Et j’ai l’honneur de parler, aujourd’hui, au nom du président d’un pays, la France, qui a mis en œuvre la même sorte de devoir de mémoire - à la fois saint et terrible. Car, à la fin des fins, rompre un silence scellé par des décennies de censure institutionnelle et politique, c’est ce qu’a fait le président Jacques Chirac quand il a reconnu la responsabilité de l’Etat dans la déportation des Juifs de France. C’est ce qu’a fait, ailleurs, le chancelier Willy Brandt quand il est allé s’agenouiller devant le monument aux martyrs du ghetto de Varsovie. C’est encore à quoi s’est risqué le pape Jean Paul II quand il a pris la décision historique d’aller prier, seul, à Auschwitz.

Eh bien, c’est au tour de l’Ukraine, par la voix de son président, d’inviter son pays à ne pas céder, certes, sur l’Holodomor ; à célébrer, et célébrer encore, la mémoire de ce Juste parmi les nations que fut le métropolite Andrei Cheptitsky ; mais, en même temps, à faire des morts de Babi Yar les symboles de notre humanité commune et le rempart de tous contre le retour du pire - ces morts sans tombes, sans traces ni archives, et sans que l’on puisse, même, à proprement parler les compter.

Mais nous savons tous, en même temps, que ce processus de reconnaissance est aussi une propédeutique de justice et de vérité. Nous savons qu’aucun pays au monde n’a jamais rien construit de solide quand il n’a pas pris soin, d’abord, de dissiper ses ombres et ses fantômes. Et nous savons que ce travail de mémoire scrupuleux et ardent, cette œuvre de dénombrement, sans faille ni répit, ont été l’un des principes de la nouvelle Europe - à la fois son moteur, son socle et sa constitution.

Sachez, du coup, ceci, monsieur le Président, messieurs les rabbins et dignitaires religieux, mesdames, messieurs. Chacun des gestes qui ont été accomplis, aujourd’hui, lors de cette journée si particulière, chacun des mots qui auront été prononcés ou des noms qui auront été murmurés forment comme un voile de deuil, de pardon et de rédemption posé sur une terre souillée du sang de tant d’innocents. Mais soyez sûrs, aussi, que le fait même que cette cérémonie ait lieu, le fait même de la communion, sur cette terre affligée, de tant d’Ukrainiens de toutes origines et ayant chacun sa foi (juifs, chrétiens, musulmans, incroyants…), soyez sûrs que la rencontre des plus hautes autorités de la nouvelle Ukraine et des représentants des Etats (Israël, Allemagne) qui, avec l’Ukraine et, désormais, le reste du monde, partagent l’héritage des morts de Babi Yar, soyez sûrs, oui, que tout cela est, pour votre pays, un pas de plus hors de l’âge des totalitarismes et des ténèbres - et un pas en avant dans la direction de la rentrée dans l’Europe.

Bernard-Henri Lévy, philosophe.

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