Conviction et tolérance: la quête d’une boussole éthique

Nos sociétés démocratiques ­défendent la liberté de conscience et d’expression. Jusqu’où celle-ci peut-elle aller? Plus que jamais, cette question est posée devant la montée en force d’intégrismes religieux ou culturels qui entendent s’imposer à tous par la contrainte, physique ou culturelle. A l’opposé, la liberté signifie-t-elle que toute appartenance à une institution dont les membres sont unis par une forte conviction commune est suspecte parce qu’exigeant de ceux-ci une adhésion entière? Comment s’articulent appartenance et citoyenneté, conviction et tolérance?

Peut-être convient-il d’abord de définir les termes.

La conviction a une face positive, c’est une opinion ferme, fondée sur une raison argumentée, et une face négative: une passion qui cherche à (con)vaincre. Une conviction est positive quand elle renvoie à des valeurs et définit ce qui lui paraît intolérable. Il y a des ­convictions personnelles et des convictions sociales. Les premières nourrissent le dialogue social et culturel et réclament la liberté de se faire connaître; les secondes forment la base de la loi qui garantit le respect des droits de chacun. Une conviction est négative quand elle interdit tout dialogue au nom de «la» vérité qu’elle prétend être assurée de détenir. Quand elle récuse l’incertitude soit par besoin de sécurité soit par soumission à un pouvoir reconnu comme sacré.

La tolérance, elle, concerne les opinions et les personnes qui les professent, et non les savoirs de type scientifique. Là encore, il faut distinguer entre une tolérance positive, qui respecte la personne au-delà de l’opinion qu’elle défend et qu’on estime erronée, et la tolérance négative, qui n’est qu’une forme de l’indifférence et du mépris.

Tolérer signifie supporter, tout en désapprouvant à titre personnel la proposition ou l’action d’autrui. Le risque de la tolérance est d’être faible, voire impuissante face à l’intolérance, et de se détruire elle-même par tolérance des intolérants, par exemple des fanatiques.

La conviction comme limite critique de la tolérance

Toute vie sociale repose sur la conviction qu’il y a des règles de comportement indispensables même si elles limitent la liberté. Il n’est pas toléré de ne pas respecter ces règles. Il y a donc toujours des limites au tolérable, même si elles sont variables dans le temps et ­l’espace (exemple: le blasphème autrefois, le viol aujourd’hui).

De même, toute vie morale fixe des limites que chacun doit respecter pour assurer le bien commun. D’où la question: où est la limite du tolérable? Ne peut être toléré ce qui met en danger les règles considérées comme fondatrices de l’ordre social; pour notre culture: de l’ordre démocratique. Cet ordre démocratique à la fois fonde la liberté de pensée et d’expression, donc la tolérance, et exige le respect de cette liberté par chacun, donc l’intolérance pour les intolérants. Comme le dit Karl Popper, si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défend pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance.

La tolérance est donc limitée par la conviction qu’il existe des opinions objectivement dangereuses pour la liberté; s’ensuit-il qu’il faille les interdire? C’est un problème politique majeur d’apprécier cette dangerosité. En principe, la conviction démocratique et la tolérance qui l’accompagne sont suffisamment fortes moralement pour empêcher que cette intolérance ne s’impose. Mais cela suppose qu’on n’étouffe pas le débat d’idées et les affrontements qu’il réclame par peur ou par indifférence. Cette tolérance-là, que j’appelle molle, est aussi destructrice de la liberté que l’intolérance.

Une société démocratique ne vit que si elle accepte de répondre aux exigences éthiques qui sont au fondement de son système. On le voit bien face aux ravages que le libéralisme sauvage suscite dans le tissu social. Ici, la tolérance ­traduite en termes économiques semble être sans limite, sans autre contrôle que la rentabilité.

Dans le domaine religieux, la tolérance a mauvaise presse (cf. le mot de Claudel: «La tolérance, il y a des maisons pour ça»…). Il est vrai qu’être croyant, c’est reconnaître pour vrai un ensemble, composé de symboles, de dogmes et d’enseignements doctrinaux et moraux, qui constitue l’expression objective de convictions subjectives, la tradition. Comment mettre en cause cet ensemble sans affaiblir la conviction? Ou sans exercer une critique des éléments considérés comme secondaires au nom de ceux reconnus fondamentaux? C’est une nouvelle forme de tolérance qui est apparue en Occident, en particulier sous l’influence du protestantisme, celle de la critique interne des convictions, par la distinction entre essentiel et secondaire, conduisant à celle entre visée de la formulation (la Vérité) et littéralité de celle-ci (les vérités).

Ce qui nous conduit à réfléchir aux limites que, cette fois-ci, la tolérance impose à la conviction.

La tolérance comme limite critique de la conviction

C’est paradoxalement quand nous réfléchissons aux limites du tolérable que nous rencontrons les dérives de la conviction: le fanatisme, cette maladie de l’idéologie. Tout groupe constitué a besoin d’une idéologie qui assure sa cohésion, définit le sens de son existence, autorise l’exercice d’un pouvoir et propose à ses membres une vérité à laquelle le groupe s’attache. Une société ou un groupe devient intolérant quand la défense de la cohésion idéologique autorise le mépris des droits fondamentaux des personnes; quand l’être-ensemble signifie l’exclusion de ce qui est différent; quand l’exercice du pouvoir ne tolère plus aucune critique et, enfin, quand l’identification de l’idéologie à la Vérité devient totale, sans reste.

Contre l’intolérance le scepticisme ne suffit pas. Pas plus qu’une tolérance faite avant tout d’indifférence. Il faut une tolérance active, qui prenne autrui au sérieux, avec la conviction que, même si elle est erronée, sa parole n’est pas a priori sans intérêt, qu’elle peut apporter quelque chose au dialogue. Ce qui veut dire que la tolérance suppose de l’humilité (je ne suis pas le garant de la Vérité) et de l’intérêt pour ce qui m’est différent. La différence, loin d’inquiéter, intéresse. Ce qui suppose, ­évidemment, que ses propres convictions soient suffisamment solides pour supporter l’affrontement et en tirer bénéfice. La tolérance ne peut jouer son rôle que lorsqu’elle met en présence des convictions solides. Sinon, elle n’est que l’expression d’une peur ou d’une indifférence qui peut aisément se transformer en intolérance si celui qui manifeste des convictions dérange ou inquiète.

On le voit aujourd’hui dans le débat sur la place de la religion dans nos sociétés démocratiques. Réduire cette place à la seule sphère privée, c’est faire preuve d’aveuglement. Toutes les religions ont nécessairement des formes sociales d’expression, elles doivent comme telles participer au dialogue social. Leur refuser cette place, c’est les exclure de ce dialogue, appauvrir celui-ci et renforcer leur tendance à l’intolérance identitaire. Car l’intolérance religieuse existe, bien entendu, et constitue une vraie menace pour nos sociétés démocratiques. On ne luttera contre elle qu’en défendant un pluralisme qui intègre les valeurs défendues par les religions qui sont compatibles avec les principes fondateurs de la démocratie.

Le christianisme a mis du temps, beaucoup trop de temps, à reconnaître que ce pluralisme fait partie de sa plus ancienne tradition. Il est en effet frappant que le canon des Ecritures ait retenu quatre évangiles, et non un seul. Pour bien montrer que la Vérité ne peut être approchée par un seul chemin, la pluralité des témoignages propose au croyant, non un bloc intangible et définitif, mais des textes qu’il lui faut interpréter, au risque de sa foi et de son intelligence. Dès lors, un travail théologique est possible, nécessaire, qui concerne chaque croyant. C’est dans cette recherche et cette confrontation permanente avec les textes et avec la foi des autres que se construit l’identité chrétienne. On voit ici comment tolérance et conviction s’enrichissent de leur relation. La conviction qu’aujour­d’hui encore Dieu nous parle par le témoignage de la tradition biblique conduit, non à l’affirmation autoritaire qu’il n’y a qu’à se soumettre à la lettre de ce texte, mais à une recherche commune qui ne peut exister sans tolérance réciproque.

Par ailleurs, la tolérance protège de l’imposition par un pouvoir quelconque d’une vérité ­définie par lui. En théologie chrétienne, la vérité est une personne, le Christ, qu’on ne peut reconnaître comme tel qu’en lui faisant radicalement confiance. La foi n’est pas un savoir que l’on pourrait posséder, elle est un compagnonnage avec Celui, comme le raconte le récit des pèlerins d’Emmaüs, qui chemine à nos côtés sans que nous le sachions mais qui disparaît quand nous voulons mettre la main sur Lui.

A ceux qui sont trop sûrs d’être du bon côté et qui veulent fixer une limite visible entre eux et les autres par l’affirmation de leurs convictions, Jésus dit: ne soyez pas intolérants, Dieu peut agir aussi par ceux qui ne sont pas officiellement de mon Eglise (Luc 9, 49-50). Et à ceux qui préfèrent appeler le bien mal pour ne pas avoir à se remettre en question, Jésus dit sévèrement qu’il n’y a pas de tolérance pour ceux qui mentent et trompent autrui par intérêt (Luc 11, 23).

Sur quelles convictions éthiques doit être fondée la tolérance?

On peut en citer au moins cinq.

a) L’humilité: accepter la finitude de l’être humain qui n’est pas tout-puissant. Et qui a besoin des autres.

b) Accepter le caractère indécidable du mal. Aucun individu ou système ne peut prétendre extirper le mal sans devenir lui-même facteur du mal. En revanche, s’il n’y a pas une réponse métaphysique au mal, il y a une réponse éthique, la compassion envers les victimes du mal.

c) Sous la condition de cette finitude et de cette modestie, il faut défendre la valeur de la raison, c’est-à-dire les vertus de l’analyse et de la critique, à commencer par celles de ses propres a priori.

d) Sous les mêmes conditions, ne pas esquiver la question de la vérité et des critères qui en font le lien indispensable entre les hommes.

e) Le dialogue est toujours préférable aux affirmations autori­taires et la non-violence est une bonne manière de gérer les conflits.

Loin de s’opposer, conviction et tolérance s’appuient l’une sur l’autre en étant chacune la limite de l’autre. Sans tolérance, la conviction devient facilement du fanatisme; sans conviction, la tolérance risque fort de n’être qu’une forme un peu lâche de l’indifférence envers ceux dont on méprise finalement les opinions. Notre monde voit s’affronter des foules fanatisées par des convictions religieuses à une société libérale tolérante, mais par absence d’idéal (sinon économique!) et par amnésie culturelle, il est sans doute urgent de rappeler aux uns et aux autres que l’honneur d’une conviction est de reconnaître la légitimité de convictions différentes pour entrer avec elles dans un dialogue positif, dont la tolérance est la condition et l’esprit.

Eric Fuchs, théologien et éthicien.

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