Convulsions autoritaires

Certains régimes politiques gouvernent en associant le peuple, d’autres se maintiennent en le matant. Les premiers se légitiment par l’encouragement de la participation populaire, les seconds par la passivité entretenue des masses. Depuis quelques mois, les démocraties libérales semblaient à la peine face à des régimes autoritaires aux mécanismes bien huilés. Gilets jaunes français, anti-vax européens, émeutiers américains du Capitole en janvier 2021 , identitaristes ou complotistes donnaient une impression de chaos, sur les braises duquel des organes d’influence extérieurs soufflaient avec délice. La société démocratique offrait la vitrine d’un monde en fin de cycle, miné de l’intérieur.

Depuis quelques jours, l’actualité nous rappelle (car le phénomène est en réalité plus ancien) que les régimes fermés sont plus fragiles encore. Les femmes iraniennes défient la répression avec un courage qui force le respect. Des Russes apparemment nombreux, pour qui « l’opération spéciale » aboutit à la mobilisation militaire , protestent ou cherchent à quitter le pays. Avant eux, Soudanais, Birmans, populations arabes depuis les soulèvements de 2011 jusqu’aux mouvements algérien (l’Hirak) ou libanais (2019-21), habitants de Hong Kong (2019-2020) ou d’ailleurs, se sont dressés contre les appareils d’Etat.

Les régimes autoritaires ont fait plusieurs paris, qui les conduisent désormais à l’instabilité. Cette impasse est lourde de menaces pour la situation internationale et les Occidentaux doivent réfléchir prudemment à leur réponse.

Nature domestique du pari autoritaire

Le pari autoritaire est d’abord domestique. Il fait primer, par la répression si nécessaire, le maintien d’un régime ou de dirigeants en place sur la compétitivité du pays à l’international. Il cherche à contrôler tout contre-pouvoir plutôt qu’à encourager des fleurons. Il s’efforce de dépolitiser les masses plutôt que de susciter l’éclosion d’élites qui risqueraient de devenir critiques. Par définition le régime autoritaire est conservateur, puisqu’il s’agit de maintenir un état de fait par lequel il demeure au pouvoir (à l’exception des autoritarismes dits modernisateurs, dans ce que l’on appelait le Tiers-Monde des années 1960, qui justifiaient leur brutalité par la nécessité de moderniser rapidement la société, comme dans le nationalisme arabe, nasserien en Egypte, ou irakien). Dans cette perspective conservatrice, le départ massif d’éléments gênants, fussent-ils de haut niveau de compétence, est une bonne nouvelle pour le pouvoir : c’est le discours de Vladimir Poutine sur « l’auto-purification » de la Russie, en mars 2022.

On a déjà souligné l’étrange volonté des autocrates à afficher un mépris très politique des femmes , dont l’émancipation serait une menace. Si l’on n’attend de ces régimes aucune posture éthique, le choix stratégique surprend, qui consiste à entraver la moitié des forces vives de la société à l’heure d’une compétition internationale sans merci, pour donner des gages aux éléments les moins éclairés. Mais une fois encore, nous sommes dans une logique de préservation/confiscation, pas d’excellence.

Implications internationales des convulsions actuelles

Il serait une erreur de croire que ces situations internes n’ont pas de répercussions extérieures. Outre le devoir de solidarité envers les populations ainsi opprimées, les convulsions actuelles en Iran, en Russie mais aussi en Birmanie ou au sud de la Méditerranée nous touchent pour plusieurs raisons. 1- Leurs échecs ou leurs succès changent notre voisinage. Des « printemps » arabes de 2011 il ne reste finalement aucune issue démocratique. Les diplomaties et économies de la région en sont sorties fragilisées. 2- Les difficultés internes d’un régime autoritaire peuvent le pousser à la surenchère à l’extérieur, pour faire oublier de mauvais résultats économiques, ou mobiliser le nationalisme. C’est ce que l’on craint aujourd’hui dans une Russie qui peut chercher à fabriquer de nouveaux éléments pour exacerber la haine de l’Ukraine et de l’Occident. Ou en Iran, qui pourrait relancer des conflits proche-orientaux. 3- Le durcissement d’un régime autoritaire face à la contestation ne connaît pas de limite dans la brutalité (on l’a vu en Syrie), ce qui à la fois émeut l’opinion internationale et renforce la solidarité entre autoritarismes. Moscou mais aussi Pékin seront solidaires des autorités iraniennes, comme ils l’ont été des pouvoirs algérien, vénézuélien, biélorusse…

Les démocraties doivent donc réagir aux images terribles qui parviennent à leurs opinions publiques, chez qui l’émotion prime sur les calculs géopolitiques. Cela impose une réflexion pour anticiper ces situations qui vont continuer à se multiplier.

Quelle réponse des démocraties ?

Faut-il se contenter d’un soutien symbolique et vocal aux populations envahies (Ukraine) ou maltraitées (Iran, Birmanie…) ? Faut-il aller plus loin, avec des sanctions économiques contre les autorités et des programmes d’accueil pour les individus (déserteurs ou personnes en fuite, artistes, étudiants…) ? Plus loin encore, jusqu’au soutien militaire (Ukraine) ou à l’intervention (Libye) ? Le débat n’est pas nouveau mais la prolifération actuelle des dilemmes impose une ligne réfléchie.

L’ingérence occidentale peut être contre-productive : c’est ce qui a freiné la réaction française face aux répressions en Algérie (1988, 2019) et c’est ce qui doit faire réfléchir les Etats-Unis en Iran. En revanche, un soutien concret (accueil et sanctions) plutôt qu’une indignation rhétorique peut être privilégié. Les démocraties doivent aussi veiller à ne pas se déchirer : on voit comment le soutien à Moscou reste fort dans certains cercles, par dépendance financière, adhésion idéologique ou les deux. On constate également le silence assourdissant d’acteurs prompts à se mettre en valeur sur des sujets secondaires, mais dont on attend toujours un mot de compassion pour les femmes iraniennes. Ces différences d’appréciation ne doivent ni affaiblir la cohésion nationale, ni entraver la défense des valeurs à l’extérieur.

Des régimes autoritaires sont confrontés à leurs propres populations, et réagiront avec une violence qui débordera de leurs frontières. Nous l’avons appris à Tiananmen , à Maidan, en Syrie, au Soudan, à Minsk et Moscou. Pour autant nous n’avons pas trouvé la réponse adéquate, preuve qu’une stratégie au cas par cas ne suffit pas. Des civils ukrainiens, russes ou des femmes iraniennes attendent pourtant beaucoup de nous.

Frédéric Charillon est professeur des universités en science politique, spécialiste des relations internationales. Il est ancien directeur de l’Institut de recherches stratégiques de l’Ecole militaire (Irsem).

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