Courageuse Belgique qui sait pleurer, mais rire aussi au milieu de la tragédie

«Faites des frites, pas la guerre», clame ce drapeau belge en hommage aux victimes des attentats du 22 mars. © Sylvain Lefevre
«Faites des frites, pas la guerre», clame ce drapeau belge en hommage aux victimes des attentats du 22 mars. © Sylvain Lefevre

Mardi matin 22 mars. Le Forum sur l’agriculture de l’avenir auquel je participe au cœur de Bruxelles est soudainement interrompu par le journaliste de la BBC qui anime les débats. Il nous annonce avec son accent d’Oxford ce qui se passe en ville. La sécurité prend place devant le podium et aux entrées principales de la salle. On nous explique que des bombes ont explosé à l’aéroport de Zaventem, au métro Maelbeek et peut-être ailleurs et que la police nous conseille de ne pas quitter le bâtiment.

Première réaction: où sont mes proches? Mon fils qui habite dans le quartier européen et prend tous les matins le métro à la station Schuman, celle juste avant Maelbeek, et probablement visée par les terroristes? Les réseaux téléphoniques sont surchargés, aucun appel ne passe. C’est par Skype, Facebook, WhatsApp que les premières nouvelles circulent. «Papa, j’étais en retard et ai vu la fumée sortir du métro. Tu vois: cela sauve des vies d’être en retard.»

La conférence reprend et j’admire le flegme britannique de notre animateur et la sérénité belge. Les nouvelles nous arrivent au compte-gouttes. Le dîner de gala du forum est évidemment annulé. J’avance vers la gare centrale pour rentrer chez moi: une longue queue d’attente s’est formée pour accéder à la gare. Les hommes sont dirigés d’un côté, les femmes de l’autre, la police fouille tout le monde au corps et ouvre tous les sacs. Je retrouve dans la foule une connaissance de longue date, ancien ambassadeur de Belgique à Kinshasa et un analyste de l’Institut Egmont.

«Ik ben Laden»

Nous bavardons. Pour avoir tous trois vécu et travaillé dans des zones de conflits armés, nous savons qu’il suffit d’une poignée d’hommes déterminés pour semer la mort et le chaos et que ce genre de terrorisme familial est le plus difficile à tracer et à démasquer.

Les accents des différentes régions de Belgique s’entendent dans la foule: Charleroi, Liège, la Flandre. Les gens se sourient, patientent, partagent leurs informations sur le départ des trains. Les visages sont graves, mais la joie de vivre si caractéristique du royaume reprend vite le dessus. Un homme dont les rondeurs attestent un amour avéré pour la bière et les frites lance avec un fort accent carolo: «Savez-vous comment on dit «je suis terroriste» en néerlandais? Réponse: «Ik ben Laden.» Les gens sourient, les conversations reprennent. Les trains commencent à rattraper leur cadence.

Bruxelles a été frappée

Bruxelles a été frappée. Bruxelles, la ville où mes enfants ont grandi, dont ils ont adopté l’accent, le flegme et le goût pour la vie nocturne. Bruxelles que ma famille n’a pas voulu quitter lorsque j’ai repris un emploi en Suisse. Bruxelles, cette ville parfois si grave – elle abrite le siège de l’Alliance atlantique – parfois si bureaucratiquement ennuyeuse – elle est la capitale de l’Union européenne – et si terriblement amusante, joyeuse, indomptable et désuète dans ses oripeaux de capitale du Royaume de Belgique! Bruxelles a été frappée. Et elle rit! Elle ne crie point à «la guerre contre le terrorisme». Elle ne hurle point à l’invasion syrienne et ne charge pas de ses malheurs les damnés de la terre jetés sur les routes de l’exode par les bombes et le feu.

Elle parle posément des possibles failles de sa police, de son système politique, de ses propres contradictions. Bruxelles hurle sa douleur contre elle-même, contre ses enfants issus de sa population si joyeusement bigarrée, transformés en terroristes amateurs et terriblement sanglants. Prendre un taxi pour emmener des bombes à un aéroport international, il fallait y penser!

Bruxelles ne blâme personne d’autre qu’elle-même. Blessée, la Belgique reste droite dans ses bottes et ne donne pas dans la démagogie facile. Les discours du roi, puis du premier ministre tranchent nettement avec le ton va-t-en-guerre d’un George Bush au lendemain du 11 septembre 2001 ou d’un François Hollande, au lendemain des massacres de Paris. Pas de formules étourdissantes, pas de «guerre contre le terrorisme», pas «d’état d’urgence» en Belgique et pas de débat dégradant sur la déchéance de nationalité. Oui, décidément ce petit royaume a l’étoffe de représenter le cœur de l’Europe!

La Belgique veut croire à l’humour

La Belgique veut croire que son humour sera plus fort que la haine et le sang. Dès le lendemain, sur la Première, la radio la plus écoutée en matinée, le ton est donné. L’un des journalistes s’étonne de la fermeture des tunnels routiers de la capitale. «Notre gouvernement penserait-il donc que des terroristes s’aventureraient à aller mettre des bombes dans ces tunnels en si piteux état et prendraient le risque de les voir s’écrouler sur eux avant même que leurs bombes n’aient explosé?» s’exclame l’animateur radio en provoquant le rire de ses collègues!

Voilà la Belgique que le monde adore, la Belgique qui se relève de ses cendres et de son sang avec une force intérieure grandiose.

Place de la Bourse à la tombée de la nuit! Une de mes filles allume une bougie au milieu du parterre de fleurs et de cierges en mémoire des victimes tandis que l’autre s’emploie à dessiner à la craie sur le trottoir du boulevard Anspach en lettres immenses et lumineuses les mots: «Nous sommes tous unis!»

La pierre taillée du Palais de la Bourse s’est transformée en tableau interactif de craies multicolores où s’affichent des messages de révolte, de peine et d’espoir. Revient comme un refrain un peu partout une phrase-type: «La vie est belge!» Un chœur de jeunes chante «We shall overcome», puis, «Plus près de toi mon Dieu». Il est à l’image de la ville. La cheffe de chœur a la peau du soleil congolais, les voix féminines ont la blondeur des plaines flamandes en juillet, quant aux garçons de toutes les couleurs, ils agitent des drapeaux belges, algériens, turcs, syriens et même palestiniens. Les chants montent en une polyphonie exacte et plongent la foule dans le recueillement…

La Grand-Place inhabituellement déserte

Nous rentrons en traversant la Grand-Place inhabituellement déserte. Les dorures des bâtiments classiques semblent vouloir répandre un baume de beauté sur la ville blessée. Un peu plus haut, la cathédrale renvoie la lumière de ses tours vers l’obscurité et nous invite à regarder le ciel, l’espoir, et à conserver la foi en l’humanité.

Ma plus jeune fille dont l’école, proche du Parlement européen, a subi, par deux fois depuis le début de l’année, des fermetures dues à des alertes de sécurité, nous partage sa tristesse: «Nous nous recueillons sur les victimes de Bruxelles et de Paris parce que cela arrive chez nous, mais personne ne pense aux Syriens qui meurent par milliers sous les bombardements… On ne fait rien pour eux. Personne ne les pleure, eux.»

Mes pas se font lourds sur le pavé humide. Ma fille quitte l’enfance, comme on quitte un pays doré que l’on ne retrouvera plus. Le monde se montre à elle dans sa brutalité nue. Et ce début de siècle bascule de barbarie en barbarie. Désormais, le hall de l’aéroport de Zaventem ne cessera de nous le rappeler…

Alain Délétroz est cadre en résidence au Geneva Centre for Security Policy.

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