Coûts multiples du terrorisme

Par Pierre-Yves Geoffard, chercheur au CNRS (LIBERATION, 11/09/06):

Comment, cinq ans après «le» 11 Septembre, ne pas parler d'analyse économique du terrorisme ? Même si l'estimation d'un coût élevé conduit, paradoxalement, à reconnaître aux terroristes une certaine «réussite» de leur entreprise destructrice, évaluer ce coût permet de savoir s'il est raisonnable ou non d'engager des moyens importants dans la lutte contre le terrorisme. Reste alors à savoir si chaque euro dépensé dans cette lutte ne pourrait pas faire l'objet d'un meilleur usage, mais c'est une autre histoire...

L'analyse distingue plusieurs types de coûts entraînés par le terrorisme. Les plus simples à calculer sont aussi les plus directs : destruction du capital physique causée par les attentats. Ces coûts restent en général relativement faibles. Même dans le cas de la destruction des deux tours du World Trade Center, la superficie totale des bureaux disponibles à Manhattan n'a diminué «que» de 4 % ; si ces dégâts représentent un coût élevé pour les réassureurs, ils restent de faible ampleur à l'échelle de l'économie américaine. Mais les effets indirects sont nombreux, et leurs coûts sans doute supérieurs aux coûts directs ; le calcul recommande ici d'évaluer les effets induits par les modifications de comportements. Cette prise en compte est parfois délicate, tant ces réactions au risque terroriste prennent de multiples formes. L'activité économique du pays peut baisser, notamment dans le secteur du tourisme : des attentats frappant des destinations touristiques conduisent à une forte baisse des voyages dans ce pays mais aussi, par un effet de contagion, dans les pays voisins. Inutile de rappeler à tous les touristes potentiels que cette désaffection résulte le plus souvent d'une réponse «excessive» à une augmentation du risque qui reste de toute façon très faible (même en Israël, les accidents de la route font plus de victimes que les attentats) : la perte de ressources pour certains pays est considérable. La baisse d'activité peut aussi être due à une hausse des coûts de transport : les mesures de sécurité sont chères, et le temps d'attente dans les aéroports peut s'avérer très pénalisant pour les plus impatients, à tel point qu'aux Etats-Unis, depuis le 11 Septembre, le marché des jets privés d'entreprise, qui permettent aux cadres d'éviter les contrôles de sécurité, est en plein essor... Prendre en compte tous ces effets conduit à une évaluation du coût des attentats du 11 Septembre de l'ordre de 40 à 90 milliards de dollars. Ce montant n'est certes pas de la petite monnaie, mais il ne représente que de l'ordre de 0,6 % du PIB américain. Au-delà de ces éléments, la peur du terrorisme peut aussi dissuader des investisseurs étrangers qui envisageraient de s'installer dans un pays frappé par des attentats ; enfin, la crainte du futur décourage l'épargne, et au final pénalise la croissance. Quoiqu'imprécise, l'estimation quantitative de ces effets montre que leur coût total peut être élevé dans de petits pays à l'économie très ouverte aux échanges internationaux, si ceux-ci sont frappés de manière régulière par des actes terroristes ; en revanche, dans de plus grands pays, l'impact d'un attentat, voire d'attaques isolées, reste limité.

Tout du moins, voici à quoi conduit l'analyse lorsque seuls ces aspects «économiques» assez facilement chiffrables, car dotés d'une valeur marchande, sont pris en compte. Mais, au-delà de ces éléments, l'impact le plus grand reste le coût humain : morts, vies brisées, craintes de voir périr ses proches... Ainsi, durant la période où sévissait le plus intensément l'IRA, plus de deux tiers des ménages d'Irlande du Nord comprenaient au moins un membre blessé lors d'un incident lié au conflit : de quoi, en effet, nourrir une certaine angoisse quotidienne. Mais comment évaluer ces souffrances ? Comment les rendre comparables, «commensurables», aux coûts monétaires ? En la matière, aucune méthode n'est parfaite, à tel point que certains économistes recommandent d'en rester à une vague formule «à laquelle il convient d'ajouter les coûts humains» plutôt que de chercher «à tout prix» à fournir un chiffre forcément imprécis. Cependant, le développement récent des mesures directes de bien-être, à travers des questions où chaque personne interrogée situe son propre «bonheur» sur une échelle (par exemple de 1 à 5), permet, en comparant cette mesure du bien-être moyen dans les périodes de faible et de vive activité terroriste, d'évaluer la perte de bonheur imputable au risque d'attentats. On peut par ailleurs estimer le revenu supplémentaire dont les personnes interrogées devraient disposer pour compenser cette perte de bonheur ; cette mesure donne alors une idée d'un «équivalent monétaire» du risque terroriste. Selon une étude de l'université de Zurich, ces montants sont considérables : malgré la fragilité des méthodes, ces premières analyses montrent que l'ordre de grandeur des pertes «humaines» est très largement supérieur aux coûts «économiques» au sens strict. En d'autres termes, même s'il reste choquant d'attribuer une valeur monétaire à la vie humaine et aux souffrances endurées, ne pas le faire conduit à ne pas parler de l'essentiel, ce dont naturellement aucun économiste ne peut se satisfaire.