Covid-19 : le retour de l’Etat-providence ?

Le confinement partiel de l’Europe a ressuscité l’idée que le capitalisme est décidément un système bien fragile et que l’Etat-providence est de retour.

De fait, la faille de notre système économique que révèle la tragédie du coronavirus est malheureusement simple : si une personne infectée est capable d’en contaminer plusieurs autres en quelques jours et si le mal possède une létalité significative, comme c’est le cas du Covid-19, aucun système de production économique ne peut survivre sans un puissant service public. En effet, les salariés au bas de l’échelle sociale contamineront tôt ou tard leurs voisins, et le patron ou le ministre lui-même finira par contracter le virus. Impossible d’entretenir la fiction anthropologique de l’individualisme véhiculée par l’économie néolibérale et les politiques de démantèlement du service public qui l’ont accompagnée depuis quarante ans : l’externalité négative induite par le virus défie radicalement l’imaginaire de la start-up nation façonnée par le volontarisme d’auto-entrepreneurs atomisés.

La santé de chacun dépend de la santé de tous. Nous sommes tous des êtres de relations interdépendants. Bien sûr, certains peuvent espérer que leurs privilèges leur faciliteront l’accès à des services hospitaliers privés si le pire devait leur arriver. Mais ceux-ci ont été réquisitionnés en Espagne et devraient l’être partout ailleurs. Ce serait, en tout cas, un pari personnel bien risqué de la part des «premiers de cordée» que de construire un système économique sur un tel risque. Car cette pandémie n’est nullement la dernière, le Big One qui ne reviendra plus avant un siècle, au contrair e: le réchauffement climatique promet la multiplication des pandémies tropicales, comme le rappellent depuis des années la Banque mondiale et le Giec.

Sans un service public efficace qui permette de soigner tout le monde, il n’y a donc plus de système productif capitaliste viable en période de coronavirus. Et donc pas davantage dans les décennies qui viennent. L’appel lancé par le Medef le 12 mars à «rendre l’outil productif plus compétitif» trahit une profonde incompréhension de la pandémie.

Qu’en est-il du «retour de l’Etat-providence» ? Son fantôme avait reparu en 2008. L’expérience a montré que la manne monétaire des banques centrales réservée aux banques privées n’a pas profité à l’économie réelle. Aujourd’hui encore, à Dublin, des jeunes insolvables survivent dans la rue après avoir été expropriés de leur appartement en 2010 par un système bancaire irlandais dont les dettes ont été entièrement reprises à son compte par l’Etat - c’est-à-dire par les contribuables irlandais eux-mêmes. En 2020, c’est l’appareil productif qui va être mis en partie à l’arrêt dans la plupart des grandes nations industrielles. Cela va entraîner diverses crises de solvabilité et, éventuellement, un nouveau krach financier. Or la manne monétaire des banques centrales peut maintenir artificiellement à flot un certain nombre de banques, mais elle ne peut pas immuniser des humains. Les Bourses sont en train de le comprendre : le problème venant de l’économie réelle, il ne peut être résolu par la seule politique monétaire. C’est ici que l’Etat entre en scène.

Pour identifier l’éventuel retour d’un Etat-providence, il est utile de revenir à ce graphique qui a déjà fait le tour du monde des réseaux sociaux : sans mesures de protection, le «pic» des cas d’infections graves (en gris ici) dépasse la ligne horizontale des capacités d’accueil du système hospitalier ; avec des mesures de protection, le «lissage» de la courbe (rouge) permet de la maintenir en dessous de la ligne de flottaison.

Deux types d’intervention publique peuvent s’esquisser à l’aide de ce graphique et, à travers elles, deux conceptions de l’Etat. Ce qui les distingue, c’est leur rapport à la droite horizontale. Cette dernière ne tombe pas du ciel : elle est le résultat des politiques de santé publique menées au cours des décennies qui ont précédé. En France, nous disposons d’un lit de réanimation pour 13 600 personnes. En Italie, 1 pour 17 000. Outre-Rhin, 1 pour 8 300. Si aujourd’hui des Français meurent du coronavirus, c’est parce que trois décennies d’austérité budgétaire ont réduit la capacité de charge de notre système hospitalier public. En particulier la loi HPST de Marisol Touraine, aggravée par la réduction d’un milliard d’euros des dépenses publiques pour l’hôpital en 2018.

L’Etat néolibéral, capturé par les intérêts privés de quelques-uns, considère la courbe horizontale comme une donnée «naturelle», intangible. Il n’a pas d’«argent magique» pour financer ses hôpitaux, accroître leur capacité d’accueil, sauver des vies. Il ne lui reste alors qu’à tenter d’agir sur la seule courbe grise en pratiquant, ou non, diverses variantes de confinement. Eventuellement, il dilapide de l’argent public en quête d’un hypothétique patient «zéro», tâche vaine quand plusieurs centaines de milliers de personnes sont déjà contaminées.

L’Etat-providence ou, disons, un Etat qui se préoccupe de ses citoyens tout simplement, est celui qui, non seulement tente de lisser la courbe des infections en confinant ses citoyens, mais qui agit sur la droite horizontale, investit dans son hôpital public, achète des machines d’assistance respiratoire et dégage les fonds publics pour aménager en urgence des services de soins intensifs «de campagne». Cela prendrait trop de temps ? Aujourd’hui, le nord de l’Italie réquisitionne des hôtels pour les transformer en hôpitaux. Entre le CHU high-tech dont la construction exige dix ans et une chambre d’hôtel, il existe un juste milieu ajusté à l’urgence des circonstances. Là se situe le vrai retour de l’Etat aujourd’hui. Unique moyen de sauver «l’outil productif» mais, surtout, de sauver des vies.

Gaël Giraud, Directeur de recherches au CNRS, professeur à l’Ecole nationale des ponts, et chaussées Paris Tech, jésuite

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