Crimée : l’histoire se répète

Mes amis ! Nous sommes à un seuil. Non pas celui qui mène à l’incorporation d’un nouveau sujet au sein de la Fédération de Russie. Mais le seuil qui mène à la destruction du système qui régit les relations internationales, du chaos économique et d’une dictature. Il nous mène à une guerre avec le peuple auquel nous sommes le plus intimement liés, les Ukrainiens, à une détérioration grave de nos relations avec l’Europe et l’Amérique et à une guerre froide qui pourrait se transformer en conflit militaire.

L’histoire se répète. Autriche, début mars 1938. Les nazis veulent étendre le territoire du Reich aux dépens d’un autre Etat allemand. Les Autrichiens ne le désirent pas vraiment ; ils ne subissent aucune discrimination ni domination étrangère. Mais l’idée de la grande Allemagne tourne la tête aux nazis locaux. Le chancelier Schuschnigg annonce un plébiscite pour le 13 mars. Cela n’est pas au goût des hitlériens : et si les Autrichiens se déclaraient hostiles à l’Anschluss ? Le 10 mars, Schuschnigg, acculé à la démission, est remplacé par un nazi et, pendant ce temps, les divisions allemandes entrent dans le pays «à son invitation». L’armée autrichienne capitule ; les uns accueillent les hitlériens avec enthousiasme, les autres se cloîtrent ou fuient à l’étranger. Le plébiscite est reporté au 10 avril : en Allemagne, il l’emporte avec 99,08% des suffrages, en Autriche avec 99,7%. Le 1er octobre, c’est au tour de la région tchèque des Sudètes d’être annexée ; puis, le 22 mars 1939, une partie de la Lituanie. Dans ces territoires, les Allemands constituaient une majorité. Cette «réunification» accueillie par les cris de joie d’une foule ivre de chauvinisme s’est déroulée sous le regard complaisant de l’Occident. Le 22 février 1938, Chamberlain avait déclaré au Parlement britannique : «Nous ne devons pas donner de faux espoirs aux petits Etats en leur promettant une protection de la Société des nations car nous savons que rien de tel ne pourra être entrepris.» Le 23 mars 1939, en Lituanie, Hitler tenait un autre discours : «Nous ne voulons faire de mal à personne, mais il fallait mettre fin aux souffrances que le monde faisait subir aux Allemands depuis vingt ans… Désormais les Allemands de Memel font partie du Reich […]. Même si cela déplaît au reste du monde.». La gloire de Hitler semblait à son zénith. Le monde tremblait devant l’Allemagne. Les annexions s’étaient déroulées sans un coup de feu. N’était-il pas un politicien génial ? Mais, six ans plus tard, l’Allemagne était vaincue, sa population décimée, ses villes rayées de la carte. Elle était dépouillée des 2/5e de son territoire, divisée en quatre zones d’occupation. Le peuple allemand était marqué du sceau de l’infamie. Tout, pourtant, avait commencé de manière apparemment si lumineuse !

Mes amis ! L’histoire se répète. En Crimée, les Russes composent la majorité de la population. Mais étaient-ils des citoyens de deuxième catégorie, opprimés, privés du droit de parler leur langue et de pratiquer leur foi orthodoxe ? De qui doivent les protéger les militaires russes ? L’entrée des troupes d’un Etat sur le territoire d’un autre Etat sans son autorisation est une agression. La prise d’un Parlement par des hommes en uniforme sans signe distinctif est illégale. Les décisions prises par le Parlement de Crimée dans de telles conditions relèvent de la farce : d’abord, on s’est emparé du Parlement, puis on a remplacé le Premier ministre par un prorusse qui a demandé l’aide de la Russie, alors que les Russes contrôlaient déjà la presqu’île. Cela ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Anschluss. Et que dire du référendum plébiscite sous la menace de baïonnettes amies ? En Autriche, il s’était déroulé le 10 avril, en Crimée il est annoncé pour le 30 mars. Le pouvoir russe a-t-il pris en compte tous les risques de cette aventure invraisemblable ? Je pense que non. Pas plus que Hitler en son temps. Sinon, ce dernier n’aurait pas fini dans son bunker sous les bombes russes en avalant une ampoule de cyanure. Et si l’Occident n’agit pas comme Chamberlain et Daladier en 1938, mais impose un embargo total au secteur énergétique et gèle les avoirs russes ? L’économie russe, déjà en triste état, s’effondrera en trois mois. C’est là qu’on verra la confusion. En comparaison, le Maidan nous apparaîtra comme un éden.

Et que se passera-t-il si les Tatars de Crimée, farouchement hostiles au pouvoir russe depuis les déportations subies en 1944, s’adressent à la Turquie afin de défendre leurs intérêts ? Les Turcs sont leurs frères, ils sont aussi nos voisins. En juillet 1974, au nom de la défense de leurs compatriotes, ils avaient occupé 40% du territoire de Chypre. En dépit des protestations de la communauté internationale, ils continuent à soutenir la République turque de Chypre du Nord. Le but est-il de créer une république analogue dans le sud de la Crimée ? Et enfin, ayant acquis une Crimée minée par les querelles, nous perdrons à jamais le peuple ukrainien qui ne nous pardonnera pas cette trahison.

Chers chauvinistes russes, ne vous enfermez pas dans vos illusions. A la fin du XIXe siècle, Serbes et Croates se considéraient comme un seul et même peuple divisé seulement par des frontières, des confessions et des alphabets différents. Ils aspiraient à l’unité. Aujourd’hui, vous trouverez peu de peuples qui éprouvent une telle hostilité l’un envers l‘autre. Que de sang versé pour quelques parcelles de terres, quelques petites villes et vallées dans lesquelles ils auraient pu vivre heureux et prospères. Doit-on perdre à jamais un peuple frère à cause de convoitises chimériques ? Le schisme de l’Eglise orthodoxe russe est alors inévitable : sa moitié ukrainienne se détachera à jamais du patriarcat de Moscou. Le succès du Kremlin et le rattachement de la Crimée se transformeront en une défaite épouvantable. Si tout se déroule aisément, demain, au Kazakhstan, dans le nord du Kirghizistan, en Ossétie du Sud ou en Abkhazie, les régions peuplées de Russes demanderont à leur tour leur rattachement à la Russie. Tout a commencé par l’Autriche, les Sudètes ont suivi, puis la Pologne, la France et enfin la Russie. Tout est parti de si peu…

Mes amis ! Nous devons nous ressaisir et arrêter cette course folle. Nos politiciens entraînent notre peuple dans une aventure épouvantable. L’histoire nous enseigne que rien ne se règle ainsi. Nous ne devons pas nous comporter comme ces Allemands qui crurent aux promesses de Goebbels et Hitler. Au nom de la paix dans notre pays, au nom d’un véritable renouveau et afin que des rapports amicaux s’instaurent dans l’espace sur lequel s’était développée la Russie historique aujourd’hui divisée en de nombreux Etats, disons «non» à cette agression insensée et surtout parfaitement inutile.

Nous avons perdu tant de vies durant le XXe siècle que le principe prôné par Soljenitsyne, celui de la préservation du peuple, doit être notre seul guide. Préserver le peuple et non rassembler des territoires - les terres ne sont réunies que par le sang et les larmes, et nous les avons déjà suffisamment versés !

André Zuboz, historien, professeur, éditeur de l'Histoire de la Russie au XXe siècle, Moscou 2010. Traduction Charles Urjewicz.

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