Crise catalane: comment en est-on arrivé là ?

Lors du vote en faveur du référendum d’autodétermination, au Parlement catalan, mercredi à Barcelone. Photo MAnu Fernandez. AP.
Lors du vote en faveur du référendum d’autodétermination, au Parlement catalan, mercredi à Barcelone. Photo MAnu Fernandez. AP.

Les nationalistes catalans «modérés», principalement incarnés par le parti de centre droit Convergence et Union (CiU), aujourd’hui au cœur de la coalition indépendantiste ont, au sortir du franquisme, non seulement accepté la nouvelle Constitution espagnole et le modèle territorial qu’elle instaurait, mais également participé à son élaboration. Ils avaient toutefois une ambition affichée: en partant des ambiguïtés du texte constitutionnel, réussir à «changer l’Espagne» afin d’en faire un «Etat multinational». Cette ambition se concrétisa avec le Statut d’autonomie de la Catalogne de 2006, qui définissait dans son préambule la Catalogne comme étant une «nation» et augmentait son autonomie. Mais le Parti populaire (PP) saisit le Tribunal constitutionnel espagnol (TC), qui réduisit à néant en 2010 les ambitions des nationalistes catalans en jugeant notamment que la Constitution ne «reconnaît qu’une seule nation, la nation espagnole». L’ambition historique des nationalistes modérés de faire de l’Espagne un Etat multinational avait échoué.

De l’unité indissoluble de la nation espagnole

Le discours de ces derniers changea alors du tout au tout. Les nationalistes «radicaux», qui avaient rejeté la Constitution dès 1978, avaient donc eu raison depuis le début: l’Espagne est «irréformable», elle refuserait toujours d’admettre son caractère plurinational. Ne subsistait plus qu’une seule solution: l’exercice, par référendum, du droit à l’autodétermination. Mais le référendum étant une compétence de l’Etat, pour se conformer à la légalité constitutionnelle espagnole il fallait, suivant l’exemple écossais, qu’il soit organisé de manière concertée. Or, malgré des demandes émanant du Parlement catalan, l’Etat refusa d’organiser un référendum, arguant qu’il serait contraire au principe d’unité indissoluble de la nation espagnole consacré par la Constitution. Les autorités catalanes s’orientèrent donc vers une seconde option, toujours en affirmant qu’elles souhaitaient respecter la légalité constitutionnelle: la consultation citoyenne. La distinction, assez superficielle il faut dire, ne convainquit cependant pas le TC, qui suspendit la loi et le décret catalan organisant la consultation du 9 novembre 2014. Celle-ci eut quand même lieu mais fut déclarée illégale.

Lors des élections du 27 novembre 2015 au Parlement de Catalogne, les nationalistes modérés et radicaux se présentèrent sous une même étiquette avec un constat et un projet net: l’Etat espagnol nous a privés d’un véritable référendum malgré nos demandes réitérées. Dès lors, si nous obtenons la majorité, nous engagerons un «processus de déconnexion non subordonné». La coalition, qui n’obtint pas la majorité des sièges, s’allia cependant avec une autre force indépendantiste d’extrême gauche. Elle disposait donc d’une courte majorité au Parlement, ce qui lui permettait d’entamer le «processus de rupture» annoncé.

La rupture avec l’ordre constitutionnel espagnol est intervenue début septembre. Et de quelle manière! La loi pour le référendum du 6 septembre et la loi de transition juridique et fondatrice de la République du 8 septembre adoptées par le Parlement catalan ne sont pas seulement des défis lancés à Madrid. Elles ne peuvent même pas être qualifiées d’acte de désobéissance, comme pouvait l’être la consultation de 2014, organisée en dépit de la suspension par le TC.

Substitution de légalité

Elles constituent, à proprement parler, au sens juridique du terme, une véritable tentative de révolution, c’est-à-dire une tentative de substitution d’une légalité – la légalité catalane – à une autre légalité – la légalité espagnole. La première loi ne se contente pas, en effet, de prévoir l’organisation d’un référendum d’autodétermination en Catalogne, qu’elle fixe au 1er octobre 2017. Elle affirme également, et c’est en ça qu’elle est révolutionnaire, prévaloir «hiérarchiquement sur toutes les normes pouvant entrer en conflit avec elle […]», disposition qui vise évidemment la Constitution espagnole. La loi pour le référendum a donc pour prétention de remplacer la Constitution espagnole, du jour de sa publication jusqu’à la tenue du référendum, en tant que norme suprême en vigueur sur le territoire catalan.

Ainsi, du point de vue catalan, la suspension par le TC de la loi en cause en application de la Constitution espagnole ne saurait avoir le moindre effet juridique puisque la Constitution espagnole est, à présent, en Catalogne… suspendue! C’est la raison pour laquelle les autorités catalanes affirment non pas seulement que le référendum aura lieu malgré la suspension, mais aussi qu’il est parfaitement légal. La Constitution espagnole ne sera «rétablie» dans toute sa suprématie qu’en cas de réponse négative au référendum. Cette suspension prétend être définitive en cas de réponse positive des Catalans car dans cette hypothèse, entrera automatiquement en vigueur la loi de transition juridique précitée, qui consacre la rupture en se définissant comme norme suprême de la Catalogne, dans l’attente que cette dernière se dote d’une nouvelle Constitution. Il va sans dire qu’un tel raisonnement juridique est rejeté par l’Etat espagnol, qui estime que la Constitution espagnole est toujours la norme suprême en Catalogne et que, par conséquent, toutes les actions du gouvernement catalan en vue d’organiser le référendum sont illégales.

Entre légalité et illégalité

Aujourd’hui, il y a donc en Catalogne deux ensembles normatifs qui prétendent déterminer la frontière entre le légal et l’illégal: l’ordre juridique espagnol émanant de la souveraineté du peuple espagnol; et un nouvel ordre juridique catalan, émanation, selon le Parlement catalan, de la souveraineté de la nation catalane, qui cherche à remplacer le premier. Laquelle de ces deux légalités s’imposera? Parce que l’histoire a démontré qu’il est impossible d’imposer un ordre juridique à un peuple qui le rejette massivement, la réponse à cette question dépendra essentiellement de la réaction de la société catalane, aujourd’hui encore très divisée, réaction elle-même tributaire de la capacité de l’Etat espagnol à rétablir l’ordre constitutionnel espagnol sans excès et sans violence. C’est donc de la capacité de la jeune démocratie espagnole à résoudre cette équation délicate, bien plus que d’une théorie juridique ou d’une décision juridictionnelle, que dépendra le succès ou l’échec de la «révolution catalane».

Anthony Sfez, Doctorant à l’université Paris-2-Panthéon-Assas, membre chercheur à l’École des Hautes Etudes hispaniques et Ibériques (Casa de Velasquez).

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