Crise des banlieues : la défaite de la République ?

Por Blandine Kriegel, Philosophe, présidente du Haut Conseil à l'intégration (LE FIGARO, 23/11/05):

La messe est dite : la crise des banlieues, «la France qui brûle», c'est, nous explique-t-on de tous côtés, la faillite du modèle républicain. Et pour paraphraser Gavroche en retournant sa conviction : «Si le flic est tombé par terre, c'est la faute à Voltaire», «La voiture qui brûle aux Mureaux, c'est la faute à Rousseau.» Une seule solution, la discrimination ! Une seule stratégie contre ce hic, la segmentation ethnique ! A force de nous proposer avec enthousiasme le modèle anglo-saxon, on oublie trois choses : 1. Les Etats-Unis ont inscrit la ségrégation et la discrimination dans la loi de leurs Etats du Sud, pas la République française. 2. Ils ont commencé la lutte contre la ségrégation il y a quarante ans. Il y a un an à peine, la Cour des comptes estimait que la société française n'avait pas encore véritablement réfléchi à l'immigration. 3. Les responsables du modèle communautariste en Hollande ou en Angleterre s'interrogent sur les causes du meurtre de Theo Van Gogh et sur les meurtres ethniques qui ravagent leurs banlieues, au moins autant que nous nous posons des questions sur les incendies dans nos cités.

En vérité, ce sont les mêmes qui, après avoir recommandé l'abandon de l'intégration au profit des communautés, mettent sa faillite au compte de la République. Comme Alice aux pays des merveilles, le même locuteur nous explique qu'il ne faut plus employer le mot intégration et déclare incontinent que l'intégration en France est catastrophique. Comme au peintre Gauguin, trois questions se posent à tous : d'où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ?

D'où venons-nous ? Nous avons mis du temps à comprendre que, nous avions affaire, non à une immigration de travail, mais à une immigration de peuplement. L'idée même de refonder une véritable politique d'immigration en la dotant de moyens nouveaux ne date que du discours de Jacques Chirac à Troyes, en octobre 2002.

Depuis, beaucoup a été fait. L'immigration n'était ni connue, ni accueillie, ni encadrée. Elle est aujourd'hui chiffrée avec exactitude par l'Observatoire statistiques du HCI, accueillie par un service public, encadrée par un contrat proposé à chaque migrant.

Une constellation de nouvelles institutions traite des problèmes d'intégration : le CFCM, le HCI, le Centre d'histoire de l'immigration, la Halde. Le comité interministériel à l'intégration les pilote. La loi Borloo a réinvesti les problèmes des cités. Enfin, à travers de nombreux débats, la dimension symbolique de l'intégration est une préoccupation centrale de notre société.

Qu'est-ce que les jeunes des banlieues sont donc allés faire dans cette galère et qu'avons-nous manqué ? D'abord, nous avons manqué de temps. Les effets des mesures engagées ne peuvent être immédiats alors que les souffrances sont terriblement actuelles. Ensuite, nous avons manqué de paroles. Sur les politiques suivies, la communication a été pauvre ou peu relayée, comme si l'intégration dérangeait. Enfin, nous avons manqué d'identité. Une réponse claire n'a pas été donnée à la question : «Qui sommes-nous ?» Pour ceux qui oublient le destin des hommes et des nations sans qualités, on ne doit tout simplement pas s'interroger en termes de modèle républicain.

Pourtant, l'intégration ne permet pas de l'annihiler. Car il ne s'agit pas seulement de faire valoir une action sociale ou culturelle pour résoudre la crise des banlieues. Non, la question est politique et civique : «Comment et de quelle manière, voulons-nous vivre ensemble ?» Notre communauté nationale réglera-t-elle ses problèmes par le droit ou par la violence ? Sera-t-elle en paix ou en guerre ? Garantira-t-elle l'égalité des droits et des chances des personnes ?

On nous rétorque, alors, qu'il y a deux versions de la cité démocratique moderne, l'une, «tendance», qui se pratique chez nos voisins anglo-saxons ; l'autre, «ringarde», à laquelle nous nous accrochons par obstination stupide.

Pourtant, nous avons construit, avec elle, dans les temps modernes, un moyen particulier de sortir des guerres de religion : par l'établissement d'un espace public neutre. Nos voisins hollandais ou anglais ont trouvé une autre voie, l'individualisme et le droit des minorités. Ces conquêtes ne leur ont cependant pas apporté ce que la France a institué plus tôt et d'abord quasiment seule en Europe : l'accès aux charges publiques (de Sully à Necker) sans condition d'appartenance à la majorité religieuse, la reconnaissance de la citoyenneté pleine et entière à la minorité juive pour la première fois en Europe.

Inscrite dans l'histoire, la construction du droit politique républicain a, certes, sa finitude. Notre citoyenneté volontariste, abstraite, tournée vers l'unité et trop indifférente ou hostile à la diversité et «aux sections du peuple» doit être assouplie et «pluralisée». Mais comme les individus, les nations sont dans l'histoire. Les apprentis sorciers qui veulent renverser notre modèle républicain ne paraissent pas soupçonner que, si leur programme l'emportait, ils n'obtiendraient nullement la démocratie communautariste nord-américaine fondée sur l'éthique individualiste et le patriotisme constitutionnel. Ils parviendraient à tout autre chose : à une segmentation du corps social, à un retour aux lois privées de communautés antagonistes irréductibles, à une hiérarchie de groupes ethniques et confessionnels, bref au renversement de notre Constitution. On traiterait alors les citoyens «avec distinction à raison de l'origine, de la race ou de la religion».

Où allons-nous ? Vous qui déclarez le modèle républicain en faillite, est-ce bien là ce que vous voulez ? N'est-ce pas l'inverse qu'il faut faire en renouvelant la promesse de la République d'appliquer l'égalité des droits et des chances pour tous sans distinction ? Et avec Voltaire et Rousseau, il est d'abord urgent de convaincre tous les Gavroche de ne plus tomber par terre, le nez dans le ruisseau.

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