Crise des réfugiés: le précédent de la Seconde Guerre mondiale

Affiche du parti allemand protestataire «Alternative für Deutschland» réclamant qu’un terme soit mis au «chaos de l’asile». © Reuters / FABRIZIO BENSCH
Affiche du parti allemand protestataire «Alternative für Deutschland» réclamant qu’un terme soit mis au «chaos de l’asile». © Reuters / FABRIZIO BENSCH

En été 1942, la mise en œuvre tardive de la «solution finale» en France occupée et au Benelux, presque trois ans après que l’Holocauste eut en fait débuté en Pologne, a provoqué un afflux soudain de réfugiés civils, presque exclusivement juifs, à la frontière de Genève et du Jura. Avant cela, très peu de civils avaient cherché un sanctuaire en Suisse.

Face à cet afflux, comparable à l’actuel en Europe si on réduit ce dernier à la taille de la Suisse, le Conseil fédéral décida le 13 août 1942 de fermer hermétiquement la frontière. Sitôt connue, cette décision provoqua cependant une véritable levée de boucliers, à l’image des attitudes en Allemagne au début du déferlement de réfugiés et migrants.

«Une vague de protestations submergea le pays»

Voici comment cet épisode historique a été décrit dans ses mémoires par ce témoin irrécusable qu’était Gerhart Riegner, alors le représentant du Congrès juif mondial à Genève: «Une vague de protestations submergea le pays… Les journaux de la droite à la gauche critiquèrent violemment le gouvernement. Il y eut un cri presque unanime demandant le maintien du droit d’asile et de nombreux groupes politiques, civiques et religieux protestèrent avec véhémence… C’est au fond un des plus beaux moments que j’ai vécus en Suisse. De la droite modérée jusqu’à la gauche, il y eut une véritable rébellion morale.»

Devant ces réactions, le Conseil fédéral fit tout de suite marche arrière. Le conseiller fédéral von Steiger, celui de «la barque pleine», autorisa ainsi les autorités du canton de Genève, le plus exposé, à ne pas appliquer la nouvelle consigne. En conséquence, le nombre de réfugiés accueillis, dont une très grande majorité de Juifs, explosa véritablement après que la frontière eut été déclarée fermée!

Pratique généreuse

La pratique générale envers les réfugiés pendant la guerre a été généreuse. En chiffres ronds, la Suisse a reçu durablement 51 100 réfugiés civils, dont 21 300 Israélites. Le nombre total de fugitifs souvent accueillis pour un court séjour a été plus grand: environ 300 000 personnes, 7% de la population. Outre les réfugiés civils, il s’agissait de militaires, de prisonniers de guerre évadés, d’enfants étrangers ou de frontaliers, tous reçus temporairement. A aucun moment les réfugiés n’ont donc représenté plus de 2,7% de la population, ce qui reste considérable.

Qu’en est-il des refoulements? Les archives concernant les réfugiés sont restées intactes dans le seul arrondissement territorial de Genève, le plus important à cet égard. Une analyse scientifique de ce fonds (par les Archives d’Etat de Genève, en 2000) a conduit à des résultats étonnants, mais entièrement fiables: de l’été 1942 à la fin de la guerre, 86% des réfugiés civils arrivés à la frontière genevoise ont été accueillis – et 92% dans le cas des Juifs! Les taux de refoulement ont donc été de 14% en général et de 8% pour les Israélites. Demain, les renvois par l’Allemagne ou la Suède pourraient se révéler du même ordre.

Discours resté très dur

Pas loin de la moitié des réfugiés pendant toute la guerre se sont présentés à la frontière genevoise. On peut donc admettre que ces taux de refoulements avérés sont représentatifs de la pratique sur tout le territoire. Par extrapolation, on trouve ainsi un total estimé d’environ 8’000 civils refoulés, dont un peu moins de 2000 juifs. Soit davantage que le total de 3000 avancé par Serge Klarsfeld, mais beaucoup moins que les chiffres extravagants («au moins 30 000 refoulés») qui ont circulé à tort.

Face à cette pratique fort généreuse et en tout point digne de la tradition humanitaire du pays, le discours officiel des autorités est cependant resté très dur jusqu’en 1944. Pourquoi?

L’exact contraire de la politique initiale d’Angela Merkel

Personne n’a jamais soutenu que la Suisse aurait dû ouvrir complètement ses frontières. Un «Willkommen» (bienvenue) tous azimuts, comme proclamé initialement par Angela Merkel, aurait sûrement provoqué un afflux massif dépassant totalement les moyens d’un petit pays de 4,3 millions d’habitants. Car il y avait alors en Europe une masse de réfugiés potentiels: en France, les très nombreux «indésirables» et réfractaires au Service du travail obligatoire de Vichy; en Allemagne, les 10 millions de travailleurs esclaves; etc.

Il n’était donc simplement pas possible aux autorités de proclamer ou même de laisser entendre qu’elles allaient se montrer généreuses en matière d’asile. La fonction objective du discours officiel a été d’envoyer des signaux dissuasifs: l’exact contraire de la politique initiale d’Angela Merkel. Pour que ce discours officiel reste crédible, un minimum de refoulements était inévitable, aussi douloureux que cela soit à admettre.

La plupart ont pu se montrer humains

Si une pratique généreuse a pu coexister pragmatiquement avec un discours officiel resté longtemps très dur, c’est parce que les autorités ont toujours laissé beaucoup de latitude aux exécutants sur le terrain. La plupart ont donc pu se montrer humains – sinon, il n’y aurait pas eu si peu de refoulements.

A la fin de la guerre, on comptait 115 000 réfugiés en Suisse. En 1950, ils n’étaient plus que 10 000. Les autres étaient rentrés chez eux ou avaient émigré ailleurs. La plupart de ceux qui sont restés s’intégrèrent à la société suisse. Le «problème des réfugiés» se résolut donc bien et assez vite.

Il serait étonnant que la crise actuelle se termine aussi bien. En 2010, Angela Merkel avait déclaré: «Le modèle multiculturel a échoué en Allemagne, absolument échoué». En conséquence, elle vise maintenant une intégration rapide des réfugiés et migrants: «Wir schaffen das!» (Nous réussirons). Le plus probable est pourtant que l’afflux massif en Allemagne débouchera sur de nouvelles «sociétés parallèles» (syrienne, afghane…), comme pour les Turcs arrivés plus tôt. A la troisième génération, seuls cinq sur dix de ces immigrés turcs peuvent être considérés comme intégrés à la société allemande – à la troisième génération!

Jean-Christian Lambelet, ancien professeur d’économie à l’Université de Lausanne.

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