Bruxelles et les capitales de toute l’Europe ont poussé un soupir de soulagement en mars, lorsque le parti de centre-droit (VVD) du premier ministre néerlandais, Mark Rutte, a donné l’impression d’arrêter la vague populiste qui s’était levée sur le continent en l’emportant sur le parti xénophobe et islamophobe (PVV) de Geert Wilders aux élections législatives. Pourtant, l’optimisme consécutif à la victoire de Mark Rutte est prématuré.
La campagne présidentielle française se caractérise également par les déclarations incendiaires d’une autre extrémiste de droite, Marine Le Pen, qui s’en sert pour faire valoir son programme d’exclusion dont le mot d’ordre est : « la France aux Français ». Que se passe-t-il quand ce genre de discours se traduit en actes ? Mark Rutte avait assis sa campagne sur une position de plus en plus intransigeante en matière d’immigration, rappelant à bien des égards les déclarations de Geert Wilders lui-même lorsqu’il exhortait les étrangers qui « n’aimaient pas » les Pays-Bas à « quitter » le pays.
A quelque 1 500 kilomètres de Paris, le gouvernement d’un autre Etat membre de l’Union européenne (UE) enferme les demandeurs d’asile dans des camps et verrouille ses frontières pour empêcher ceux qui fuient la violence de trouver refuge sur son sol.
Coups et mauvais traitements
Le premier ministre hongrois, Viktor Orbán, aurait déclaré en privé qu’il fallait agir « rapidement et énergiquement » pour prendre l’UE à contre-pied avec des mesures illégales. Telle est apparemment la tactique de son gouvernement dans la lutte acharnée contre les migrants, qu’il qualifie couramment d’« envahisseurs » qui cherchent à submerger le pays.
Le 29 mars, une quinzaine de jours après avoir été mentionnée pour la première fois, une nouvelle loi est entrée en vigueur. Elle autorise les autorités hongroises à détenir sans limite de durée tous les demandeurs d’asile, y compris les enfants voyageant avec leur famille et ceux qui se déplacent seuls, s’ils ont plus de 14 ans, dans des camps de conteneurs à la frontière du pays. L’Agence des Nations unies pour les réfugiés a déclaré que ce projet de loi contrevenait aux « obligations de la Hongrie en vertu des législations européenne et internationale ».
Ce dernier épisode en date n’a rien de surprenant. La nouvelle loi constitue la suite logique des dispositions draconiennes mises en place à l’été 2016, en vertu desquelles les gardes-frontières hongrois ont pu expulser les migrants qui s’approchaient du pays à la frontière serbe. Des ONG comme le Comité Helsinki hongrois pour les droits de l’homme ou Médecins sans frontières ont rapporté des dizaines de cas de coups et de mauvais traitements infligés aux migrants qui essayaient d’entrer en Hongrie, y compris en lâchant des chiens à leurs trousses.
Gardien de l’Europe
En 2013 déjà, lorsque Budapest avait fait une première tentative d’adoption de sa loi sur la détention des migrants, la Commission européenne avait fait savoir qu’elle prendrait des mesures, et le gouvernement hongrois avait rapidement retiré son projet. Cette fois-ci, l’Union européenne a choisi de ne pas lancer de procédure officielle contre la Hongrie pour violation de la législation communautaire.
Lors d’une visite récente à Budapest, le jour même de l’entrée en vigueur de la loi sur la détention des demandeurs d’asile, le commissaire européen aux migrations, Dimitris Avramopoulos, s’est contenté de déclarer : « Dans un esprit très cordial de coopération positive, nous avons décidé de travailler ensemble par le biais de nos experts et de nous assurer que les lois de l’Union seraient respectées également ». Qu’est-ce qui a bien pu changer entre-temps ?
En quatre ans, le discours public et l’approche de l’immigration par l’UE ont changé. Les propositions de Marine Le Pen sur l’immigration, du projet de réserver l’aide humanitaire aux pays qui limitent les flux d’immigrants à celui d’abaisser le nombre de demandeurs d’asile, rejoignent aujourd’hui la position officielle de l’UE. Il s’ensuit que Viktor Orbán peut se présenter comme le gardien de l’Europe, capable de « protéger les frontières extérieures de l’Union », contrairement aux pays du sud du continent, comme l’Italie ou la Grèce.
« Arrêtons Bruxelles ! »
La volonté panique de réduire les flux d’arrivants en Europe ou de les renvoyer en Serbie par la manière forte semble aujourd’hui l’avoir emporté sur l’image de la détention, dans des camps de conteneurs, d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuient la violence et la persécution.
Entre-temps, Viktor Orbán profitera de l’assourdissant silence de Bruxelles, Paris, Berlin et consorts pour faire avancer les autres éléments de son plan destiné à remodeler le système politique et constitutionnel de la Hongrie. Au début d’avril, son gouvernement a lancé un projet de loi qui aurait pour conséquence la fermeture de l’université d’Europe centrale, institution d’enseignement supérieur fondée par George Soros en 1991 et qui jouit d’une grande considération, en l’empêchant de continuer à fonctionner.
La Hongrie compte aussi soumettre un projet de loi visant à augmenter les charges sur les ONG « financées par l’étranger », y compris celles qui viennent en aide aux demandeurs d’asile. Afin d’obtenir des soutiens pour cette nouvelle offensive législative, des millions de questionnaires ont été envoyés par la poste aux citoyens hongrois dans le cadre d’une nouvelle « consultation nationale » qui a pour slogan « Arrêtons Bruxelles ! », une formule reprise dans les pages officielles de l’Etat sur les réseaux sociaux, sur des panneaux d’affichage et sur des encarts publicitaires dans la presse.
« Structures financées par l’étranger »
Parmi les huit questions posées, formulées de manière trompeuse, une d’elles fait allusion aux « immigrants illégaux », et deux autres mentionnent des « structures financées par l’étranger » qui seraient les complices de l’immigration illégale et dont les « activités à risque » doivent absolument être contrôlées.
Les mauvais traitements infligés aux migrants ne viennent pas seuls ; ils sont souvent suivis d’atteintes aux libertés fondamentales de tous les citoyens. D’autres membres de l’UE pourront considérer que Viktor Orbán est un extrémiste, mais ils ne doivent pas s’attendre à ce que la politique d’oppression qu’il met systématiquement en œuvre reste circonscrite à la Hongrie. Les Pays-Bas ont dévié vers la droite. Même si Marine Le Pen ne gagne pas l’élection présidentielle française, son discours, autrefois marginal, est aujourd’hui courant en Europe.
A l’heure où les partis centristes s’accrochent au pouvoir en reprenant les thèmes de l’extrême droite, d’autres politiques seront tentés de suivre les traces de Viktor Orban. Si Bruxelles ne réagit pas aux événements hongrois, on peut s’attendre à ce que ceux-ci se multiplient, menaçant ainsi les normes et les lois communautaires sur tout le continent.
Giulia Laganà, directrice de l'Institut européen sur la migration et l'asile politique créé par l'ONG Open Society Foundation.