Crise migratoire : « Il faut créer un “droit de sauver” inconditionnel et applicable au niveau européen »

Tels des lapins pris les yeux dans les phares, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne sont tétanisés face à la montée d’un discours antimigrants qui mêle vieux tropes racistes, stratagèmes populistes et crainte diffuse du « grand remplacement ». Or, les marins le savent bien, les lapins portent malheur sur un bateau.

Depuis l’été 2015, les membres du Conseil européen ont progressivement conduit la politique migratoire de l’UE au naufrage. Emportés par la surenchère de gouvernements hostiles à l’immigration, ils ont réduit la question migratoire à sa simple expression sécuritaire, faisant de la réaffirmation de la frontière et du refoulement des « indésirables » la clé de la réponse européenne aux grandes secousses du monde. Ils ont fermé les routes migratoires des Balkans et de la Méditerranée et renforcé les contrôles aux frontières externes ; ils ont négocié avec des pays tiers où les droits humains sont malmenés, comme en Turquie, voire bafoués de la façon la plus cruelle, comme en Libye ; ils ont restreint les opérations de sauvetage en mer, chassé les ONG de la Méditerranée, et parfois été jusqu’à criminaliser les actions des humanitaires.

Les mesures prises par les Etats européens pour « endiguer » l’immigration sont ainsi devenues le lieu de violations croissantes de leurs engagements internationaux et de leurs obligations en matière de respect des droits humains. L’arrestation de Carola Rackete est le dernier épisode d’un glissement politique atterrant, porté par un ministre d’extrême droite dans le silence assourdissant de ses pairs. Il est désormais possible, dans notre Union européenne, d’assister à l’arrestation d’une capitaine de navire ayant sauvé 42 vies par le gouvernement d’un Etat membre en rupture avec ses obligations juridiques.

Inversion des valeurs

Si Carola Rackete a « forcé le blocus » des eaux territoriales italiennes, après 17 jours d’errance en Méditerranée, c’est parce que Rome se dérobait à ses obligations internationales. En application du protocole de 2004 de la convention Search and Rescue, signé par l’Italie, les personnes rescapées en mer doivent être transportées au plus vite vers un port sûr. C’est cette responsabilité que le gouvernement italien a choisi de nier, en refusant au Sea-Watch 3 le droit d’accoster dans ses ports.

Nous vivons une inversion des valeurs, par laquelle ceux qui sauvent des vies sont traités comme des pirates alors que ceux qui violent le droit figurent sur les photos officielles de la grande famille européenne. L’enjeu déborde largement le bras de fer entre une ONG et un gouvernement : se trouve convoquée la capacité de nos dirigeants à assumer l’histoire européenne et les valeurs qui en découlent. Celles-ci figurent à l’article 2 du traité sur l’UE, selon lequel « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ».

Cet humanisme, nous en sommes les gardiens. Gardiens du geste d’Aristides de Sousa Mendes, consul portugais qui, en 1940, contrevint aux instructions de son gouvernement et offrit des visas à des milliers de juifs pris au piège de la France occupée. Gardiens de l’appel de Jean-Paul Sartre et de Raymond Aron, qui se mobilisèrent pour l’envoi de bateaux français au-devant des frêles boat people vietnamiens et cambodgiens. Gardiens de l’injonction de Pierre Hassner, qui, toute sa vie, œuvra pour « la solidarité des ébranlés », qu’ils soient exilés, dissidents d’Europe centrale ou civils prisonniers du siège de Sarajevo.

Renouer avec nos valeurs

Quand bien même Carola Rackete a été libérée, les tribulations du Sea-Watch 3 et des autres navires humanitaires tels que l’Alex ou l’Alan-Kurdi sont matière à sursaut : après des années de lente dérive, nos Etats et nos institutions doivent renouer avec les valeurs et principes qui fondent l’idée européenne. Les actions ne manquent pas, qui peuvent être engagées sans tarder.

L’Union et ses Etats membres doivent tout d’abord en finir avec les renvois de bateaux vers l’enfer libyen et le soutien financier et matériel aux gardes-côtes de ce pays. Il faut en parallèle renforcer la flotte européenne et élargir les zones de recherche et de sauvetage pour secourir les enfants, femmes et hommes qui fuient la mort et les persécutions. Il appartient aussi à nos Etats d’assurer le débarquement rapide des personnes secourues dans des ports européens sûrs, conformément à leurs obligations internationales.

Puisque certains Etats membres ont choisi d’ignorer l’obligation de sauver les personnes en détresse, nous proposons de créer, à l’instar du « principe de fraternité » consacré par le Conseil constitutionnel français, un « droit de sauver » inconditionnel et applicable au niveau européen, afin qu’ONG et citoyens puissent exercer leur devoir d’humanité sans risquer d’être sanctionnés pénalement.

L’enraiement des traversées dangereuses et de l’enrichissement des réseaux criminels de passeurs implique en outre que les Etats européens organisent, avec le concours de la Commission européenne et du Haut-Commissariat aux réfugiés, la réinstallation sur leurs territoires d’un nombre significatif de réfugiés accueillis dans des pays tiers tels le Liban, la Jordanie ou la Turquie. Enfin, la nouvelle Commission européenne est appelée à assumer pleinement son rôle de gardienne des traités, en sanctionnant les Etats qui violent leurs obligations, notamment en matière de respect des droits humains.

La sécurité des peuples européens est fondamentale et nécessaire. Elle doit cependant cesser de constituer l’unique aiguillon de la réponse européenne aux déplacés et aux réfugiés. Notre politique migratoire commune doit sortir de l’urgence pour s’inscrire dans le temps long. Elle doit s’insérer dans une vision politique plus large, qui redonne toute leur place à la liberté et à la dignité. Les renouvellements en cours au Parlement européen et à la Commission européenne sont l’occasion de porter un projet politique authentiquement humaniste, à la hauteur des immenses défis du nouveau siècle. Souvenons-nous qu’au regard de l’histoire, nous serons jugés sur notre courage ou nos démissions.

Charles Braine, marin-pêcheur ; Cyril Dion, écrivain et réalisateur ; Laurent Gaudé, écrivain ; Raphaël Glücksmann, essayiste et eurodéputé (S&D) ; Aziliz Gouez, anthropologue ; Lamya Karkour, blogueuse et militante humanitaire ; Aurore Lalucq, économiste et eurodéputée (S&D) ; Yves Pascouau, directeur de l’ONG European Migration Law ; Raphaël Pitti, médecin humanitaire ; Leïla Slimani, écrivaine ; Shahin Vallée, économiste

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