Crise migratoire : « L’Europe mène une politique du déni »

Convertie en centre de détention pour migrants, la prison Abu Salim de Tripoli se dresse comme un phare face à la mer. L’odeur iodée et nauséabonde qui traverse ses corridors se mêle aux souvenirs passés des hommes incarcérés. À l’intérieur, les cellules sont exiguës, et les migrants s’agglutinent dans la douleur d’un dénouement impossible ; le « rêve » d’une vie décente a sèchement pris fin dans l’« enfer » libyen. Mais la prison d’Abu Salim n’est pas une exception.

À ce jour, il existe une trentaine de centres de détention « officiels » et autant de prisons « clandestines » où des migrants, majoritairement d’Afrique subsaharienne, sont détenus dans des conditions inhumaines.

Alors que la traite humaine s’est développée en Libye dès la chute du régime de Kadhafi en 2011, le monde commence à ouvrir les yeux sur l’horreur de l’esclavage. À ce crime contre la dignité de l’homme, les Africains y seraient à la fois bourreaux et victimes. C’est en tout cas ce qu’Emmanuel Macron a énoncé à Ouagadougou : « Qui sont les trafiquants (en Libye) ? Ce sont les Africains mon ami ! »

Que les Africains se le tiennent pour dit : il est plus facile pour un président français d’invoquer la faute de l’Africain que d’aborder les vraies raisons de la guerre en Libye, la complicité de l’Europe dans la gestion des centres pour migrants ou les accords secrets signés avec les milices libyennes pour réduire les flux migratoires.

Des groupes armés féroces

Ces centres de détention « officiels » sont administrés par la Direction de combat contre la migration illégale (DCMI), une force placée sous la tutelle du ministère de l’intérieur du Gouvernement d’union nationale. Mais ce dernier, mené par le premier ministre Fayez Serraj et soutenu par la communauté internationale, n’arrive pas à assurer seul la gestion de ces structures carcérales.

Serraj contrôle peu de territoires dans l’ouest libyen, et ceci l’oblige à tisser des alliances avec des milices locales pour garantir la surveillance de ces prisons de fortune. L’administration de certains centres est totalement déléguée à des groupes armés féroces, profitant du vide sécuritaire pour faire de la traite humaine ou obliger les migrants au travail forcé.

Or, une partie du budget du gouvernement libyen est octroyé en aide par les partenaires internationaux. L’Union européenne, par exemple, continue d’appuyer financièrement le gouvernement Serraj dans la « gestion » de la crise migratoire. Il est donc incontestable qu’une partie des financements étrangers récompense des milices et des chefs de guerre pour leurs bons et loyaux services dans l’administration des prisons.

Beaucoup de ces groupes armés se sont constitué une fortune colossale grâce à l’économie criminelle du trafic humain, notamment par l’accès direct à des centres de détention pour migrants. Plus que jamais en Libye, le « business » du trafic humain a infiltré des pans entiers des institutions officielles, et ce jusqu’au plus haut sommet de l’Etat.

Un accord secret

Durant l’été 2017, le gouvernement italien se flattait que le nombre de migrants arrivés sur ses côtes n’avait pas dépassé la barre des 150 000. L’austère ministre des affaires intérieur, Marco Minniti, n’a cessé de marteler que les flux migratoires vers l’Europe avaient baissé de plus de 80 % en juillet et août 2017, comparativement aux chiffres de 2016. À titre de référence, plus de 116 513 migrants sont arrivés en Italie par la mer au 27 novembre 2017 alors que 181 436 migrants sont entrés en 2016.

Mais cette baisse des flux migratoires a récemment trouvé son explication : dès le début de l’été, le gouvernement italien avait conclu un accord secret avec deux puissantes milices (Anas al-Dabbash et Brigade 48) de Sabratha – ville à l’ouest de Tripoli, devenue capitale emblématique de l’immigration clandestine – afin de limiter les flux migratoires vers l’Europe. En échange, les miliciens avaient exigé leur reconnaissance politique par le gouvernement Serraj et l’assurance d’une nouvelle source de financement. Ironie de l’histoire : les deux milices en question sont reconnues à Sabratha comme étant impliquées dans des affaires de trafic humain.

Finalement, « l’affare italien » n’a tenu que deux mois. L’intervention de l’ancienne puissance coloniale dans le monde des barons du trafic a modifié les rapports de force entre milices, ouvrant inévitablement un nouveau front de guerre et a entraîné des affrontements sanglants qui ont causé la mort d’une centaine de personnes et le déplacement de milliers d’individus.

Volonté inavouée de criminalisation

Invoquant souveraineté et sécurité d’Etat, la Libye a formellement interdit la navigation et les opérations de secours au large de ses côtes pour toutes les organisations non gouvernementales depuis août 2017. Dorénavant, c’est la marine libyenne qui supervise les zones de recherche et de sauvetage. Même si cette décision peut paraître louable sur le principe – en favorisant la responsabilisation des autorités libyennes –, il n’en demeure pas moins qu’elle semble davantage répondre à un agenda politique de l’Union européenne qu’à une volonté réelle du gouvernement libyen à porter secours aux migrants.

De plus, l’Italie a introduit un code de conduite imposant la présence d’un policier et la stricte coopération avec les autorités italiennes lors des opérations de secours en mer. Ce document contesté est perçu par plusieurs organisations humanitaires, telle que Médecins sans frontières, comme indigne d’être signé. Pour beaucoup, cette procédure témoigne d’une volonté inavouée de criminaliser leur activité en Méditerranée afin de limiter les flux migratoires vers l’Europe.

Au rythme des politiques restrictives et des alliances aléatoires, l’Europe tente par tous les moyens de refouler la crise migratoire vers la rive sud de la Méditerranée. Elle s’est érigée en forteresse des temps modernes, tout en menant une politique du déni qui se révélera, au fil du temps, comme l’un des pires dangers qui guette son avenir.

Raouf Farrah, Analyste politique spécialiste du Sahel et du Maghreb chez SecDev.

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