Crise syrienne: quand donc Ankara va-t-il agir?

Alors que le monde assiste à l’anéantissement de la ville syrienne de Homs et que la crise déborde sur le Liban voisin, il est temps de se demander ce qui distingue les grandes des petites puissances. La Turquie a vu son étoile internationale s’élever de manière régulière ces dernières années, son premier ministre Recep Tayyip Erdogan est adulé dans de nombreux pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, et son ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu parcourt la planète comme le représentant d’une puissance de plus en plus influente. En effet, la Turquie et l’Indonésie ont rejoint les pays des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) sur la liste des plus importants acteurs globaux en pleine ascension.

Face au carnage syrien, la Turquie est désormais confrontée à un test critique de ses aspirations régionales et globales. Il est temps pour ses dirigeants de cesser de parler, et d’agir.

Davutoglu avait dans un premier temps, il y a trois mois, soulevé l’idée d’établir une zone tampon pour l’opposition syrienne le long de la frontière turco-syrienne, alors que le nombre de morts en Syrie n’était qu’à la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. A la mi-novembre, Erdogan était le second dirigeant régional (après le roi Abdullah de Jordanie) à demander ouvertement au président syrien Bachar el-Assad de démissionner. A la fin du mois de novembre, Davutoglu confirmait une seconde fois que le gouvernement turc étudiait différents programmes d’aide, dont l’éventualité d’une zone tampon.

Pourtant, le seul acte tangible depuis n’est pas venu de la Turquie, mais de la Ligue arabe, qui a envoyé des observateurs et élaboré un plan de transition politique pour la Syrie. Après que la Russie et la Chine eurent opposé leur veto à ce programme à l’ONU, et dans la mesure où les forces syriennes qui encerclaient Homs (et Zabadani) semblaient déterminées à raser tout ce qui se présenterait sur leur passage, Davutoglu a proposé qu’une conférence soit organisée «aussi rapidement que possible» pour «promouvoir une entente internationale entre tous les pays concernés».

Une conférence? Ce que propose essentiellement la Turquie consiste en davantage de discussions, ce qui retarderait une fois encore une action qui ferait la différence sur le terrain.

Tuer ne doit jamais être pris à la légère. Les Turcs ont bien des raisons de s’inquiéter des conséquences de l’envoi de leurs soldats en Syrie, même pour les plus évidentes intentions humanitaires. La Turquie et la Syrie ont encore des conflits frontaliers; pour de nombreux Syriens, l’idée de troupes turques traversant leur frontière, même derrière les lignes de combattants d’opposition syriens, réveillerait leur fierté nationaliste et renforcerait la rhétorique d’Assad sur un terrorisme et une insurrection inspirés par l’étranger.

La Turquie est pourtant de loin la mieux placée pour prouver à Assad que la communauté internationale est déterminée à voir cesser les tueries. Par le biais d’une collaboration étroite avec des comités de coordination locaux, elle devrait apporter sa logistique, ses services de renseignements, son entraînement, son armement, et ses moyens de communication, et même une aide aérienne afin d’aider l’Armée syrienne libre à établir des zones de sécurité le long de la frontière nord-ouest de la Syrie.

En particulier, la Turquie pourrait aider l’Armée syrienne libre à couper les lignes de communication de l’armée syrienne et empêcher les forces gouvernementales d’accéder à des zones entières par l’usage coordonné d’un système d’alertes anticipées des services de renseignement et d’armes antichars et antiaériennes. L’Armée syrienne libre serait alors peut-être en mesure d’isoler des responsables de l’armée syrienne pour tenter de négocier des trêves et des défections, créant ainsi à terme une chaîne de zones peuplées défendables. En cas d’échec de cette stratégie, la Turquie et les Etats de la Ligue arabe pourraient envisager l’envoi de troupes au sol, avec un appui massif de l’OTAN en matière logistique et de renseignement.

La Turquie se retrouve dans une situation délicate, mais cela est aussi valable bien au-delà de la Syrie, et même du Moyen-Orient. Le pouvoir n’émane pas uniquement de la taille, d’un emplacement stratégique, d’une économie forte, d’une diplomatie compétente et d’une capacité militaire. Il nécessite aussi une volonté d’agir – la compréhension du fait qu’une réelle gouvernance implique le courage de prendre et d’appliquer y compris des décisions extrêmement impopulaires.

Les Etats-Unis ont souvent été trop prompts à recourir à la force. L’invasion de l’Irak, sans preuve avérée de l’existence d’armes de destruction massive, ni légitimité internationale ou préparation suffisante aux responsabilités qui s’ensuivraient, est un rappel saisissant du coût humain et matériel induit par la guerre.

Par contre, l’action décisive du président Bill Clinton concernant le Kosovo en 1999 a permis de sauver un pays, tout comme l’intervention de l’OTAN en Bosnie quatre ans plus tôt avait permis de réunir les différentes parties autour de la table des négociations et de mettre un terme au massacre. De même, la volonté de la Grande-Bretagne de positionner des troupes au large du Sierra Leone a permis de mettre fin à un terrible conflit en quelques semaines, et l’intervention de la France en Côte d’Ivoire au printemps dernier, sous mandat des Nations unies, a mis fin à une guerre civile qui devenait rapidement hors de contrôle après les élections.

La volonté de l’Australie d’envoyer des troupes au Timor-Oriental en 1999, une fois encore sous mandat des Nations unies, a peut-être permis de sauver ce pays, mais a aussi contribué à transformer l’Indonésie. En effet, un signe de l’influence croissante de l’Indonésie est que son armée – qui a terrorisé et massacré les populations du Timor-Oriental – pourrait être appelée aujourd’hui au service des droits humains dans cette région. De même, la décision du Brésil d’envoyer des troupes en Haïti en 2004 dans le cadre de la Force de stabilisation de l’ONU, a renforcé l’image du pays en tant que puissance régionale responsable.

La Syrie est à l’évidence une mission autrement plus dangereuse qu’Haïti; mais si, par exemple, le gouvernement du Paraguay ou celui de l’Uruguay brutalisait massivement ses citoyens, le monde se tournerait à raison vers le Brésil pour mener la réponse à donner à une telle situation. En Afrique, les troupes nigérianes ont souvent joué un rôle décisif, sous mandats soit de l’Union africaine ou de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest.

Les Etats impatients de profiter du statut de grande puissance – déférence accordée à leurs diplomates, négociations globales de haute volée à l’étranger et importantes conférences diplomatiques à domicile, et conviction qu’ils doivent être consultés sur tous les événements ou crises majeurs dans leur région – doivent accepter le poids qui y est attaché. Ils doivent se préparer à ne pas juste se contenter de parler, mais aussi à agir.

Por Anne-Marie Slaughter, professeur en sciences politiques et affaires internationales à l’Université Princeton.

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