Crises démocratique et environnementale vont de pair, et pas seulement en Afrique

L’actualité nous enseigne que le souvenir des peines et des souffrances n’est pas égal partout. Les tournants importants ont le potentiel de changer le cours de notre vie mais ils sont si profondément ancrés dans le lieu où ils se produisent et dans l’âme de ceux qui en font l’expérience que seuls quelques faits survivent au temps et à l’espace.

Je suis une Abidjanaise. J’ai été élevée dans la capitale économique ivoirienne et j’ai par la suite vécu dans plusieurs pays africains. Les deux faits qui me viennent immédiatement à l’esprit sont la crise postélectorale en Côte d’Ivoire (2010-2011) et la guerre civile qu’elle a causée, ainsi que l’épidémie à virus Ebola en 2014 qui a fait plus de onze mille victimes dans trois pays voisins : la Guinée, la Sierra Leone et le Liberia. Ces deux catastrophes sont reliées par la question de la démocratie.

La « bataille d’Abidjan »

La crise postélectorale en Côte d’Ivoire commence en 2010, après le second tour de l’élection présidentielle. Alassane Ouattara, ancien premier ministre sous la première République, s’oppose à Laurent Gbagbo, président sortant. Les deux camps s’accusent mutuellement de fraudes et de manœuvres d’intimidation. Une rébellion, huit ans auparavant, a divisé le pays entre le Sud et le Nord. Malgré les multiples accords de paix et interventions diplomatiques aux niveaux régional et international, le désarmement complet des anciens rebelles et la réconciliation effective échouent. Les troupes françaises et onusiennes demeurent installées sur la ligne de démarcation.

Crises démocratique et environnementale vont de pair, et pas seulement en AfriqueLe 2 décembre 2010, la Commission électorale indépendante (CEI) annonce la victoire de Ouattara avec 54,10 % des voix, contre 45,90 % pour Gbagbo. Ces résultats sont reconnus par la communauté internationale. De son côté, le Conseil constitutionnel ivoirien, après avoir invalidé les résultats dans sept régions du nord, donne ses chiffres : 51,45 % pour Gbagbo, 48,55 % pour Ouattara.

Les candidats revendiquent chacun la victoire. Un bras de fer commence dont le point culminant sera la « bataille d’Abidjan ». La résidence présidentielle dans laquelle Gbagbo s’est réfugié entouré par ses proches, est bombardée avec l’aide des soldats français de la Licorne et des forces de l’ONU. Il est finalement capturé le 11 avril 2011. Son dernier bastion tombe le 4 mai et, le même jour, Ouattara est proclamé chef de l’Etat par le Conseil constitutionnel qui lui avait refusé la victoire.

Les affrontements auront causé plus de trois mille morts. Le président déchu et Blé Goudé, le chef des Jeunes Patriotes, sont envoyés à la Cour pénale internationale (CPI), accusés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Après sept ans d’un procès à rebondissements rocambolesques, ils sont acquittés par la chambre de première instance, le 15 janvier. Cependant, ils demeurent en liberté provisoire, la procureure de la CPI ayant fait appel.

Une nouvelle élection présidentielle est prévue en octobre 2020. Hélas, tous les acteurs de la crise postélectorale passée sont encore en place. En fait, ils mobilisent la scène politique depuis près de trente ans. Les deux principaux partis politiques, le Rassemblement des républicains (RDR) de Ouattara, l’actuel chef de l’Etat en fin de mandat, et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) d’Henri Konan Bédié, alliés pendant l’élection de 2010, sont désormais à couteaux tirés. De son côté, le Front populaire ivoirien (FPI) de Gbagbo, déstabilisé par le procès de son chef à La Haye, acquiert néanmoins une vigueur inespérée puisque ses partisans pourraient venir gonfler les rangs de l’un des deux partis en rivalité.

Dans le même temps, Guillaume Soro, l’ex-chef de la rébellion dont les troupes ont formé le gros des combattants pro-Ouattara pendant la crise postélectorale, premier ministre puis ancien président de l’Assemblée nationale, a annoncé sa candidature, devenant lui aussi un adversaire à neutraliser.

Les hommes et les femmes de pouvoir abattent leurs cartes et cherchent, comme au poker, la combinaison qui va remporter la mise. Les alliances se font et se défont. Les trahisons s’annoncent, les haines se tissent, les tensions s’accentuent, les énergies se gaspillent. Tout cela n’augure rien de bon. Et pour aggraver les choses, Ouattara pourrait briguer un troisième mandat, étant donné qu’un changement de la Constitution a eu lieu en 2016. Rien d’officiel pour le moment, mais cette possibilité existe bel et bien.

De nombreux Ivoiriens ont un horrible pressentiment alors que la campagne électorale n’a même pas encore commencé. Le gouvernement, lui, se dit confiant tout en brandissant sa feuille de route : le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) a atteint 7,4 % en 2018, selon les estimations de la Banque mondiale, les investissements étrangers ne cessent d’affluer et les chantiers de construction sont légion.

Faiblesse des systèmes sanitaires africains

Mais qu’en est-il du bien-être social ? Le taux de chômage s’avère pratiquement impossible à évaluer. Il varie de 2,8 %, selon le gouvernement, à 70 % ou 90 %, selon la Banque africaine de développement (BAD). Les petits planteurs, qui ne bénéficient plus d’une Caisse de stabilisation, ont beaucoup perdu depuis la chute progressive des cours des produits agricoles sur les marchés internationaux. Le niveau de corruption reste un problème majeur. L’éducation est en berne.

A l’heure des urgences environnementales : pollution de l’air, déforestation, dégradation des sols et accumulation des déchets urbains, il est impératif de rétablir la confiance dans le processus démocratique afin de pouvoir entreprendre la transition écologique nécessaire.

L’épidémie du virus Ebola de 2014 en Afrique de l’Ouest a révélé avec la plus grande acuité la faiblesse des systèmes sanitaires africains. Elle ne doit pas être comprise comme un fait isolé. Si nul ne sait vraiment pourquoi un virus surgit à tel endroit et pas à tel autre, nous sommes par contre totalement conscients que la capacité à endiguer la maladie dépend entièrement des structures médicales existantes. Et c’est justement ce qui a manqué si cruellement dans les trois pays affectés.

Fragilisés par des crises économiques mondiales et locales, par des mesures d’austérité imposées par les grandes instances financières et par la guerre, comme ce fut le cas pour le Liberia, ils n’étaient pas prêts à affronter un désastre d’une telle magnitude. Devant les ravages de l’épidémie, une aide internationale sans précédent s’est mise en place pour endiguer la maladie, marquant un moment fort de solidarité dans l’histoire de l’humanité.

Depuis le 1er août 2018, le virus a pour la dixième fois frappé en République démocratique du Congo (RDC). Pire, la province du Nord-Kivu, l’épicentre de l’épidémie, est une zone de conflits armés causant des mouvements de population vers les pays limitrophes comme l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et le Soudan du Sud maintenant en état d’alerte. À cela s’ajoute la résistance de groupes d’habitants, qui voient dans les mesures de prévention sanitaire une autre forme de coercition.

L’Union africaine est muette

Bien sûr, tout n’est pas sans espoir. Ces dernières années, des progrès immenses ont été réalisés concernant la capacité à détecter et à traiter la maladie. Deux vaccins existent maintenant et s’ils ne sont pas encore administrés à grande échelle, ils représentent assurément une immense avancée.

Mais il faut rester sur le qui-vive. L’Afrique continue à être dépendante de l’extérieur pour assurer la protection de ses propres citoyens. L’Union africaine est muette. Or, au-delà du virus Ebola qui a frappé les esprits par son taux de mortalité élevé, sa capacité à traverser les frontières et la couverture médiatique mondiale dont il a été l’objet, chaque année, le paludisme touche plus de 200 millions de personnes en Afrique, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Quant au sida, il fait encore d’énormes ravages et la tuberculose est devenue endémique.

Autre chose : sans être l’unique raison, il y a une corrélation entre l’épidémie d’Ebola et la déforestation. D’immenses surfaces ont été abattues au profit d’exploitations commerciales dans la plupart des pays africains. Ce phénomène remonte aux colonisations successives qui ont installé un système de plantations industrielles. Après les indépendances, celui-ci a été repris avec acharnement par les élites africaines au pouvoir. La réduction de leur territoire pousse les animaux sauvages à se rapprocher des zones habitées à la cherche de nourriture. C’est le cas, par exemple, de la chauve-souris porteuse du virus Ebola. Le réchauffement climatique vient renforcer les changements écologiques brusques.

La crise de la démocratie et la crise environnementale vont de pair dans le monde entier et pas seulement en Afrique. Partout, l’équilibre est menacé par les polarisations politiques, la lutte contre le terrorisme, la peur de l’immigration et l’injustice climatique.

Les dix prochaines années seront déterminantes pour l’avenir de la planète. Il nous faudra apprendre à mieux vivre ensemble.

Véronique Tadjo, écrivaine.


Nous avons demandé à six écrivains de choisir un ou plusieurs événements qui, selon eux, ont marqué ces dix dernières années. Aujourd’hui, Véronique Tadjo, écrivaine, universitaire et peintre. Née d’un père ivoirien et d’une mère française, elle a grandi et fait une partie de ses études supérieures à Abidjan, avant de se spécialiser dans la littérature et la civilisation noires américaines à la Sorbonne Paris IV et à Howard University à Washington, D.C. Son œuvre, traduite en plusieurs langues, mêle poésie, romans, livres jeunesse illustrés par ses soins, ainsi que des fictions historiques. Parmi ses livres, on peut citer notamment Reine Pokou (Actes Sud, 2005, grand prix littéraire d’Afrique noire), Loin de mon père (Actes Sud, 2010), ou encore son dernier ouvrage En compagnie des hommes (Don Quichotte, 2017), qui a pour thème l’épidémie à virus Ebola de 2014.

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