Cryptomonnaie : « Le capitalisme amorce aujourd’hui son tournant anarchiste »

Dans un article paru aux Etats-Unis le 28 mai, John McAfee, expert en sécurité Internet, affirme que l’on assiste actuellement à une véritable guerre contre les cryptomonnaies (« John McAfee Says There is a War on Cryptocurrencies »). La liste des « ennemis combattants » de ces monnaies comprend, selon John McAfee, les gouvernements, les banques, les compagnies de cartes de crédit et la Security Exchange Commission (SEC, l’autorité de régulation des marchés financiers américaine). Ces institutions auraient fait alliance afin de contrecarrer le développement de la « crypto-renaissance ».

Nombre de banques et organismes de crédit ont ainsi interrompu les paiements en monnaie électronique. John McAfee exhorte donc les « crypto-believers » (« crypto-croyants ») à passer à l’action. « Que faire ? demande-t-il. Agissons ! Ecrivez aux membres du Congrès. Cela paraît idiot, mais n’hésitez pas, faites-les travailler. Sommez votre banque d’autoriser les cryptotransactions. Si la réponse est négative, demandez à votre banquier de vous indiquer une banque et des cartes de crédit qui acceptent les cryptopaiements. »

Il faut défendre les cryptomonnaies. « Nous ne sommes pas qu’une sécurité ; nous sommes des pièces, nous sommes des monnaies. Ils ont peur de nous », leur fait dire McAfee, qui invite les internautes à signer ce texte étonnant, mis récemment en ligne en plusieurs langues par son équipe, la « Declaration of Currency Independence » (« Déclaration d’indépendance monétaire »). Ce document comporte des similitudes frappantes avec la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis.

Déconstruire le lien entre géographie et monnaie

Les deux commencent par la même formule, « When in the course of human events » : « Lorsque dans le cours des événements humains il apparaît que toutes les instances de contrôle et de pouvoir proviennent d’une même source, la nécessité de se couper de ces pouvoirs est une question de survie. » Le temps est venu de remettre en cause le monopole d’Etat sur la fabrication de devises et le contrôle de leurs flux. De déconstruire le lien entre géographie et monnaie (son assignation nationale, ou internationale, comme dans le cas de l’euro). De mettre fin au privilège des banques centrales et de tous les organismes qui en dépendent.

« L’énergie dépensée par l’homme, la machine et la nature est la seule source de valeur, poursuit le texte. Ces sources et ces résultats ont été dévalués par l’inflation intentionnelle des monnaies imprimées. L’argent et la monnaie, tels qu’ils circulent chez tous les peuples du monde, ne sont plus l’expression de la production collective de l’effort, mais bien plutôt les résultats d’un calcul arbitraire d’individus et d’organisations irresponsables qui les maintiennent sous leur influence. L’humanité est tombée sous leur contrôle. (…) La valeur du travail a été complètement dégradée par des machinations politiques opportunistes. (…) Cette “Déclaration d’indépendance monétaire” est une réponse directe aux manipulations et à la destruction continues résultant de la dégradation délibérée de la valeur dans l’ensemble de l’humanité. Nous, les soussignés, consacrerons nos vies à la construction de réseaux et de systèmes qui restaurent l’intégrité de la valeur. »

Avant de dire pourquoi j’ai signé cette déclaration, je veux en analyser brièvement l’objet et la portée. Par « cryptomonnaies », les auteurs ne désignent pas seulement la plus célèbre d’entre elles, le bitcoin. Il existe, comme on sait, de multiples cryptomonnaies (mille cinq cents enregistrées à ce jour). Sous les noms de « réseaux » et de « systèmes », la déclaration a aussi en vue la technologie qui sert de plate-forme à ces monnaies, la blockchain.

Rappelons que la blockchain, qui a vu le jour en réponse à la crise financière de 2008-2009, est un grand registre ou livre de comptes distribué (distributed ledger technology), accessible à tous, dans lequel tout le monde peut écrire, accomplir et vérifier des transactions, sans toutefois avoir la possibilité de modifier ou d’effacer les transactions précédentes. Celles-ci sont enregistrées et stockées sous forme de blocs, ou conteneurs numériques, assemblés en chaîne et distribués sur plusieurs ordinateurs protégés de la fraude par un consensus électronique entre participants (nodes, ou « nœuds »). C’est sur ce système électronique de base que sont établies les cryptomonnaies.

Phénomène monétaro-cybernétique

La cryptographie est un procédé qui permet de transmettre un bien de manière codée d’un émetteur à un receveur, lequel déchiffre la transaction à l’aide d’une clé. Les transactions se font en peer to peer (« de pair à pair »), sans passer par un organisme tiers. Le registre appartient à tous et à personne, et son fonctionnement est décentralisé, anonyme et sécurisé.

La conscience de ce qui se joue avec ce phénomène monétaro-cybernétique n’est pas encore éveillée dans l’opinion. La raison en est sans doute le haut degré de sophistication technique. Le fonctionnement de la blockchain, tout comme les mécanismes de création, de circulation et d’utilisation des cryptomonnaies, n’est pas aisément compréhensible et demande une initiation. On est en droit de penser, toutefois, que cette difficulté s’estompera avec le temps, comme se sont estompées celles qui ont accompagné la naissance d’Internet. Il est urgent de voir dès maintenant que, loin de se réduire à une simple question technique réservée aux économistes ou aux acteurs de la finance, ce développement représente un enjeu politique et social de premier plan.

Lorsque la « déclaration d’indépendance monétaire » associe ce que, pour faire vite, j’appellerai ici la « bitcoin-blockchain » à une recréation de valeur, ce n’est évidemment pas pour prôner le retour à un étalon quelconque. Les cryptomonnaies sont totalement dématérialisées, sans actif tangible. Ici, la valeur, qui ne se limite pas au prix ni au taux de change, provient d’une donnée effective et symbolique à la fois : la fiabilité algorithmique, qui remplace la confiance humaine.

Une guerre du dedans

Le mystérieux Satoshi Nakamoto, créateur du bitcoin, parle d’ailleurs, dans son texte fondateur, d’une disparition de la notion de confiance : « Le système de paiement électronique [est] basé sur des preuves cryptographiques plutôt que sur la confiance [trust]. » Ou encore : « Nous avons proposé un système de transactions électroniques qui ne repose plus sur la confiance. » La fiabilité algorithmique permet de réintroduire la valeur sous la forme de la transparence.

Contrairement à ce que la « déclaration d’indépendance » pourrait toutefois laisser penser, la guerre des Etats et des banques contre les cryptomonnaies ne s’oppose pas comme celles entre le mal et le bien ou même entre l’injustice et la justice. Il s’agit d’une guerre du dedans. Les ennemis sont frères. On assiste en effet aujourd’hui à un conflit interne au capitalisme, lequel entre dans une nouvelle phase. Le capitalisme amorce aujourd’hui son tournant anarchiste. Monnaie dénationalisée, fin du monopole étatique, obsolescence de la médiation bancaire, décentralisation des échanges et transactions… Comment l’appeler autrement ?

La sémantique de l’anarchisme explose et prolifère. De nombreux livres d’initiation paraissent, qui prônent la venue de « l’anarchie capitaliste » avec le développement de la « blockchain-bitcoin ». L’ouvrage de Patrick Schwerdtfeger Anarchy, Inc. Profiting in a Decentralized World with Artificial Intelligence and Blockchain (Authority Publishing, 194 pages, environ 20 dollars, non traduit) en est un exemple intéressant.

Cette « ubérisation sans la compagnie Uber » ou « ubérisation d’Uber » de l’économie permet d’affirmer que « l’anarchie est en vue ». Plus loin : « Qu’adviendra-t-il des frontières nationales si la monnaie est la même partout ? Comment les gouvernements prélèveront-ils les impôts si les revenus sont rendus anonymes par la cryptographie ? Comment l’économie fonctionnera-t-elle dans l’autorité centrale ? »

On dira qu’il s’agit ici de l’anarchisme « de droite », libertarien. Ainsi les juristes John Flood et Lachlan Robb soulignent-ils pour leur part le lien direct qui unit la « blockhain-bitcoin » à l’école autrichienne : « Notre thèse est que la blockchain trouve ses racines dans le courant anarcho-capitaliste de cette école. (…) Hayek, par exemple, a abandonné sa croyance ancienne selon laquelle il fallait contrôler les abus de l’Etat relatifs au système monétaire. (…) Il a fini par en appeler à ce qu’il nomme la “dénationalisation de la monnaie”. » (« Trust, Anarcho-Capitalism, Blockchain and Initial Coin Offerings », Griffith University Law School Research Paper, n° 17-23, novembre 2017, lien vers PDF en anglais). Exit le « communisme libéral » dont parlait le philosophe Slavoj Zizek à propos de George Soros. L’anarchiste néolibertarien fait son entrée dans le monde.

Une possibilité utopique

Le conflit fait rage entre cette tendance anarchiste, qui marque le nouveau tournant du capitalisme, et la tendance contraire du souverainisme, du pouvoir pyramidal et de l’autorité des banques. Ces dernières ont certes parfaitement vu l’avantage, au moins provisoire, qu’elles pouvaient tirer de la nouvelle situation : fintechs, crowdfunding, réductions de personnel. Incontestablement, l’horizontalité de la blockchain n’empêchera ni sa privatisation par secteurs (il existe déjà de multiples blockchains privées) ni sa confiscation au nom d’intérêts particuliers. On connaît par ailleurs les incroyables fluctuations du prix du bitcoin et les spéculations acharnées qui en résultent.

Il n’empêche que les formes traditionnelles de l’économie monétaire sont menacées. D’où le caractère surréaliste de la polémique sur la sortie de l’euro. Avec les monnaies électroniques, nous en sommes déjà sortis… Tout le monde sait bien qu’aucun retour au franc, au mark ou à la lire ne sera possible. Le discours de l’opacité souverainiste est miné de l’intérieur. D’où la guerre, les interdictions, les prédictions selon lesquelles les cryptomonnaies ne dureront pas. Discours qui masque imparfaitement ce que tout le monde sait, à savoir que les banques sont à l’origine de crises comme celles qu’ont connues, et connaissent encore, l’Argentine ou la Grèce.

Mais alors, pourquoi ne pas laisser les ennemis s’entre-tuer ? Pourquoi signer la déclaration ? Pourquoi ai-je signé, moi, philosophe, qui ne suis pas libertarienne ? J’ai toujours pensé que les crises du capitalisme laissaient entrevoir, comme par une fenêtre dérobée, la possibilité, au moins utopique, de sa destruction. Un autre discours anarchiste, libertaire cette fois, se développe aujourd’hui. A Montréal, un groupe de philosophes anticapitalistes, sous l’égide de Brian Massumi et Erin Manning, utilise la technologie de la blockchain pour développer une chaîne d’entraide fondée sur un réseau d’échanges sociaux et économiques. Influencés par la pensée de Félix Guattari, ils entendent créer un réseau « parasite » du néolibéralisme.

Une question de confiance

« Pour revenir à la question de la valeur, déclare Brian Massumi, nous voulons créer une économie qui ne suive pas les principes économiques habituels. Il n’y aura ni propriété individuelle ni titres. La plate-forme sera autogérée, sans structure hiérarchique ni pouvoir séparé. Elle sera anarchiste en ce sens, en mobilisant un surplus d’énergie organisatrice et non, comme on le croit souvent, en manquant d’organisation. On pourrait l’appeler aussi communautaire. Tout y est commun. » (« The Blockchain Network Influenced by the Ideas of Félix Guattari », E-Flux Conversations, mai 2018).

Et si la fin de la confiance régénérait la confiance ? En garantissant transparence et protection, les algorithmes n’accomplissent-ils pas ce que les institutions ont interdit, à savoir que les échanges et la monnaie nous reviennent, à tous les sens du terme ? Que l’argent, même sans corps, est entre nos mains ? Sans intermédiaires ni prélèvements ?

Signer la « Déclaration d’indépendance monétaire » est évidemment un pari, c’est-à-dire, encore, une question de confiance. L’économiste Jean Tirole déclarait récemment que, si la blockchain est une innovation utile, « les cryptomonnaies ne contribuent pas au bien commun ». Malgré tout, si l’association entre cryptomonnaie et blockchain permet au moins de relancer la question de ce que peut être le bien commun aujourd’hui, alors le bitcoin a déjà – incontestablement – de la valeur. « Nous, les soussignés, consacrerons nos vies à la construction de réseaux et de systèmes qui restaurent l’intégrité de la valeur »…

Par Catherine Malabou, philosophe et professeur au Centre for Research in Modern European Philosophy de l’université de Kingston.

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