Cuba, nouveau terrain de jeu de l’Occident

Après la réconciliation médiatique du sommet des Amériques, les 10 et 11 avril au Panama, le président François Hollande effectue une visite officielle historique à Cuba, lundi 11 mai. Il est le premier dirigeant français à s’y rendre depuis le début de la révolution de 1959, et le premier chef d’Etat européen depuis le rapprochement de décembre 2014 entre Cuba et les Etats-Unis.

Les médias du monde entier célèbrent le dégel, mais trop peu s’intéressent au Cuba de tous les jours : les beaux discours de politique internationale risquent d’aboutir à une « kitschification » encore plus grande de l’île, déjà épuisée par la parodie de fête qu’elle vend aux touristes, tandis que la population ne voit pas sa vie changer.

En février, l’héritière de l’empire hôtelier Hilton, Paris Hilton, inondait la toile de ses clichés et de ses tweets, à l’occasion d’un voyage express à Cuba. Elle y prend fièrement la pose devant l’Hôtel Habana Libre, ancien Hilton avant la révolution de 1959. En légende, elle précise que c’est l’hôtel fondé par son arrière-grand-père. Une autre photo la montre au bras d’un des fils de Fidel Castro, accompagnée du top-model Naomi Campbell, à une soirée visiblement bien arrosée : tout le monde sourit, tout le monde luit, tout le monde est content. Voilà, donc, l’ambassadrice de l’Amérique en goguette à Cuba, trinquant avec les puissants et les stars américaines du grand écran.

Moqueries

La blogosphère cubaine est outrée. C’est agaçant pour un pays, dont on a tant rabâché qu’il a été le « bordel des Etats-Unis », de devenir le nouveau terrain de jeu de l’Occident. Mais, faut-il s’en étonner ? Après tout, accueillir à grand renfort de maracas et de sourires figés les « Americanos » – auparavant interdits de séjour dans l’île – n’est pas si différent que de danser sans conviction sur du Buena Vista Social Club pour allécher les Italiens et les Canadiens dans les rues de la Vieille Havane. Quitte à devenir un parc d’attractions pour nostalgiques et pigeons, autant en rameuter le maximum, et de partout.

Moins strident, le présentateur new-yorkais de talk-show, Conan O’Brien, a créé l’événement en se rendant, à la même période, sur l’île interdite pour y enregistrer une de ses émissions. Dans un show minuté et ponctué des habituels rires enregistrés, il joue au touriste américain naïf, caricature à l’envi sa pâleur et sa maladresse de yankee, costume blanc, mojito et cigare, sans oublier de rire aux dépens du surréalisme quotidien cubain.

Dans un supermarché en monnaie convertible, il s’extasie devant une longue rangée d’un seul produit : du vin blanc pour cuisiner. « Dans quel pays peut-on voir une enfilade du même produit de la même marque ? », demande-t-il, médusé et rieur, aux téléspectateurs. Plus tard, sur la promenade du Malecon, à La Havane, Conan O’Brien accepte d’être l’objet de moqueries des jeunes, qui vont boire et fumer devant la mer. Les écoliers lui réclament la tablette sur laquelle il montre son émission, dont personne n’a entendu parler. Les autres l’invitent à partager du rhum tord-boyaux et une cigarette.

Avidité économique et financière

Bien sûr, Conan O’Brien est volontairement ridicule quand il apprend à danser la salsa sur une terrasse, reprenant les codes du grotesque pour faire rire ses habitués. Grosses ficelles et blagues préparées, cliché contre cliché : le gag américain et l’exotisme cubain font double emploi. On ne sait plus qui se moque de qui, qui du dindon ou de la farce se joue des spectateurs, du présentateur ou des protagonistes de cet étrange reportage.

Avant eux, l’acteur Jack Nicholson ou le chanteur et producteur Jay-Z, entre autres célébrités nord-américaines, avaient déjà goûté au fruit défendu. Eux aussi avaient fumé les cigares interdits sur le territoire états-unien et levé leur verre de daïquiri en se prêtant à la mascarade de la « fête cubaine », qui n’a que peu varié de l’avant à l’après-Batista : « Me encanta Cuba » (« Cuba m’enchante »), répétaient-ils tous, avec leur gros accent qui tache.

Mais ces pauvres imitateurs d’Hemingway faisaient figure d’exception lors de leur escapade en terre ennemie : rares étaient ceux qui pouvaient obtenir un permis spécial pour aller découvrir l’île défendue. La prétendue ouverture de décembre 2014 oblige à lever le voile sur ce qui se passe vraiment à Cuba : une pantomime de découverte culturelle, qui ne parvient pas à cacher l’avidité économique et financière certaine des pays occidentaux. Et, en cela, les Américains ne font qu’emboîter le pas à tous ceux qui ont déjà « misé » sur Cuba depuis bien longtemps (Canada, Espagne et tant d’autres), avec la vitesse et l’efficacité qui les caractérisent.

Pseudo-ouverture

Certains disent que les signes du changement et de l’ouverture sont déjà là. On annonce la baisse des prix prohibitifs des appels téléphoniques entre l’île et les Etats-Unis. On rapporte qu’il se vend des maisons à 1 million de CUC (887 000 euros), la monnaie cubaine forte, convertible en devises étrangères, dans les environs de la capitale. Certains auraient déjà accès à Skype depuis leurs villas du chic quartier de Miramar, avec un Internet au débit secret, mais élevé.

D’autres indiquent la création exceptionnelle d’une borne Wi-Fi, soi-disant publique, dans un parc de la capitale, et que les annonces Airbnb (locations touristiques temporaires sur Internet) fleurissent sur Facebook. On parle même de la sortie prochaine, dans quelques salles, du film de Laurent Cantet, Retour à Ithaque, censuré en décembre 2014, à l’occasion du très couru Festival de cinéma latino-américain de La Havane.

Cette pseudo-ouverture est du déjà-vu pour les plus blasés, qu’ils vivent sur l’île ou en exil. En 1993, Castro avait légalisé le dollar, depuis la Tribune anti-impérialiste (grande esplanade de la ville, où le pouvoir castriste prêche la bonne parole), les étrangers qui en avaient les moyens ont pu acheter des logements, et le film Fraise et chocolat, de Tomas Gutierrez Alea et Juan Carlos Tabio, critique acerbe du système, était sorti en salles pour faire taire ceux qui blâmaient sa censure. Alors, excepté le tohu-bohu international et les arrangements entre puissants, tout change ou rien ne change ?

Ce qui n’a pas l’air de vouloir changer de sitôt, ce sont les salaires misérables, les prix exorbitants du quotidien, l’importation du sucre, le parti unique et le système de santé à deux vitesses pour les Cubains, que le monde entier salue comme les champions d’une médecine publique exemplaire. Certes, aujourd’hui, Paris Hilton et Conan O’Brien peuvent déguster sur la plaza Vieja, à La Havane, un excellent cheesecake et un bon cappuccino, introuvables à Cuba il y a quelques années. Mais, si un professeur universitaire et un ingénieur cubains se joignent à eux, ils laisseront sur la table la moitié de leur salaire mensuel de 22 CUC.

Il faut aller à Cuba, vite, vite, avant que n’arrivent des hordes de retraités levant leur parapluie de ralliement devant le Capitole et des étudiants buvant du rhum au litre dans des tubes en plastique. Avant que le fruit ne se gâte. Mais, qui va sortir Cuba de l’exotisme tropical révolutionnaire revenu dans la sauce pittoresque et néo-authentique ? Qui se retrousse les manches pour reconstruire un pays dont 20 % du produit intérieur brut dépend des échanges avec le Venezuela ? Qui peut créer et inventer autrement que dans la débrouille, qui finit, elle aussi, par devenir un produit touristique, savoureux, drôle, anecdotique ?

Les Cubains, bien sûr. Idéalement ceux de l’île, et ceux de la diaspora, main dans la main, malgré quelques crispations sur le passé. Mais, combien, parmi ceux qui sont restés à Cuba, ne sont ni exsangues ni anémiques ? Combien, parmi ceux qui sont partis, à Miami ou ailleurs, ne sont ni amers ni grabataires ? Cinquante ans de castrisme ont pesé leur poids sur l’érosion des forces et des énergies. Restent quelques entrepreneurs cubano-américains, qui reviennent sur l’île, main tendue et sourire aux lèvres. Mais quid de leurs intentions : louables ou voraces ? Vautours ou anges gardiens ?

Honte

Ils sont pourtant nombreux les Cubains qui ont honte de voir leur île réduite à une cour de récréation pour Occidentaux en mal d’idéaux, venant retrouver dans cette île « encore préservée du capitalisme » des sensations d’un âge d’or révolutionnaire qu’ils n’ont jamais vécu. Ces Cubains rêvent de projets sociaux, universitaires, scientifiques, et les esquissent avec l’aide de financements étrangers, qui ne devraient pas concerner que l’immobilier ou les télécommunications. On s’est beaucoup inquiété de l’apparition d’un McDonald’s sur le Malecon, emblème improbable et fantasmé du supposé coup de grâce porté à la révolution déjà enterrée. On parle aussi beaucoup du chantier pharaonique du port du Mariel, dans la province d’Artemisa, censé remettre Cuba au cœur des échanges commerciaux internationaux.

Mais qui se préoccupe de refaire le campus des universités, qui « forment de si bons médecins », mais dont les résidences universitaires frôlent l’insalubrité ? Et qui pense aux centaines de milliers de documents qui prennent l’humidité dans le sous-sol des archives nationales de La Havane ? Ce ne sont que deux exemples parmi tant d’autres. Pour une île qui vit de son histoire, il serait bienvenu d’investir sur l’avenir et le passé autrement qu’en finançant des écoles de médecine pour étrangers des pays amis (Equateur, Angola…) et qu’en restaurant à la va-vite les figurines du Che et de ses compagnons au très kitsch Musée de la révolution.

Safari, « ruin porn » (fascination pour les villes en ruines) et uniformisation : les Cubains deviennent des précaires comme tout le monde, perdant le privilège de leur authenticité, tandis que l’île continue à vivre de ses charmes jusqu’à l’épuisement du rêve révolutionnaire et de sa population. Il n’y a pas que des vieilles voitures et des vieux musiciens à Cuba. Il y a aussi des jeunes. Et les quelques-uns qui ne sont pas obsédés par l’idée de partir à tout prix souhaiteraient qu’on les invite, enfin, à la « fête cubaine » à laquelle ils n’ont jamais vraiment participé. Faut-il penser que travailler dans un café Starbucks tropical leur permettra de reconstruire leurs maisons, qui s’écroulent, plutôt que de partir pour la Floride ? Rien n’est moins sûr. Au lieu de finir par tomber dans la main tendue, le fruit pourrait tout aussi bien pourrir sur la branche.

Romy Sanchez est agrégée d’histoire, doctorante à Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Ancienne élève de l’Ecole normale supérieure et ancienne membre scientifique de la Casa de Velazquez Madrid, elle s’est spécialisée dans l’histoire de l’Amérique espagnole au XIXe siècle. Sous la direction de Juan Luis Simal et avec la collaboration de Delphine Diaz et Jeanne Moisand, elle est l’auteure d’Exils entre les deux mondes. Migrations et espaces politiques atlantiques au XIXe siècle, Mordelles, Les Perséides, 294 pages, 25 euros. Elle a publié Les Séparatistes cubains aux Etats-Unis, 1848-1878, Bulletin de l’Institut Pierre-Renouvin 2/2013 (N° 38), p. 33-47.

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