Daech profite de notre absence de lucidité

Au même titre que le 11 septembre 2001, le 13 novembre 2015 est un énorme coup de calendrier. Ce n’est pas une conquête de territoire, c’est un assaut contre le temps. Le temps de la France, de l’Europe, de sa culture. C’est un piège. Il intervient au moment où le monde des puissants est en perte gravissime de vision. On peut même dire qu’il l’a tant sacrifiée au bénéfice de ses intérêts à court terme qu’il n’en a plus. Le b-a-ba de la logique politique a été dynamité par la logique économique et financière. Alliances et mésalliances se succèdent désormais à un rythme improvisé, parfaitement chaotique. Le mensonge qui a bétonné le discours politique et médiatique ne tient plus, il est en train de craquer. A moins d’être endormis, nous en avons tous le vertige. C’est dans ce vertige que Daech s’est engouffré.

C’est donc ce vertige, cette hémorragie de sens doublée d’atrophie, qui demande à être traité au plus vite. Car ce n’est pas aujourd’hui, c’est demain que Daech fait trembler. La peur qu’il sème dans les têtes est sa longueur d’avance, sa victoire anticipée. Il sait que la peur est le début de la lâcheté, de la division, qu’elle est la porte ouverte à la haine, au repli, au racisme, à la tombée des inhibitions. S’il avance si vite, s’il dément si bien les « prévisions » des experts, c’est que notre taux de cécité a égalé son taux de cruauté, sa force stratégique. C’est que nous avons sacrifié la lucidité au confort, passant l’éponge, une guerre incendiaire après l’autre, sur leurs effroyables conséquences avec cette aptitude très occidentale à penser qu’un malheur tu n’en est pas un. De cette misère, le réservoir de Daech a fait son plein. Penser la tragédie du 13 novembre en dehors des rendez-vous tordus ou manqués de ces quarante dernières années, n’a pas de sens. Ce ne sont pas seulement les gouvernements qui sont appelés à réfléchir, ce sont les peuples. C’est chacun d’entre nous.

Rien que ces trois points : l’alliance de la France avec les monarchies pétrolières, l’incapacité de l’Europe à réclamer l’application du droit par Israël, la fermeture de la porte européenne à la Turquie. La facture est exorbitante. Je ne dis pas, loin de là, qu’elle éclaire à elle seule le danger que représente Daech et consorts. Je me répète à dessein : la politique européenne a manqué de vision, confortée la politique étrangère des États-Unis, alimenté l’impitoyable et invisible réseau de la haine. Voilà les Israéliens moins protégés à terme que jamais. Voilà les Palestiniens écrasés, piétinés, (où iront-ils pour se faire entendre ?). Voilà l’Europe aux pieds d’Erdogan, au lieu d’être aux côtés de la Turquie. Voilà le gouvernement français appliqué à nous convaincre que deux régimes wahhabites - l’Arabie Saoudite et le Qatar – adeptes de la décapitation, sont de sincères partenaires dans le combat contre Daech.

Religion, pétrodollars et dictatures

Laminés, défaits par leur négation de la réalité, par leur incapacité à la voir en face, les Arabes quant à eux n’ont cessé, un siècle durant, de louvoyer, de rater le train. De tourner le dos à la pensée critique. De remettre à demain, leur rencontre avec eux-mêmes. Le résultat est sans appel : le monde arabe est mort. Remplacé provisoirement par des loques de pays au sein desquels l’effort individuel est exceptionnel ou à plat. Religion, pétrodollars et dictatures occupent à présent le terrain. Les millions d’hommes et de femmes qui, de Tunis au Caire à Damas, se sont soulevés avec courage contre le rapt de leur destin par d’infects régimes, ont été rattrapés par le processus de décomposition en cours. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient. Ils ont fait tomber une couche de pourriture. Est aussitôt apparue celle du dessous. Croire que l’on aura la peau de la seconde en se resservant de la première, c’est se donner un quart d’heure de répit, au prix de l’avenir.

Car ce n’est pas que le Moyen-Orient qui s’effondre, à l’heure qu’il est, c’est le monde du faux. Ce monde, répandu, infiltré partout, nous en sommes tous plus ou moins partie prenante. La plupart de nos raisonnements sont amputés, partisans, adaptés sur mesure à nos intérêts. Dénonciateurs et lâches à la fois. Fondés sur des mémoires exclusives. Phobiques des vérités qui donnent du fil à retordre. Dans le discours dominant le maquillage ne colle plus. Et s’il colle encore, c’est au prix d’un danger majeur : l’abrutissement des esprits. Autrement dit, le renoncement à la pensée. Internet aidant, ce renoncement peut lever des masses, les unes contre les autres, en un temps record. Il peut embaucher les têtes, par millions. Ériger le fascisme en solution. Semer la mort.

Urgent travail d’exégèse d’un texte vieux de quatorze siècles

Au Liban, où je me trouve, la saturation est à son comble. L’impuissance, maximale. Le religieux sur tous les fronts, Daech aux portes. La pensée est épuisée au sens physique du terme. Il y a de quoi. En France, la pensée est souvent prisonnière de ses habitudes, de ses anciens records, d’une posture dont elle n’a plus les moyens. Elle se sent trahie par la réalité, ne se reconnaît plus, peine à fixer les priorités. Si j’avais eu le bon réflexe d’archiver, au cours des dernières décennies, les déclarations médiatiques et politiques qui ont contribué à mettre le feu, à alimenter la rage des laissés-pour-compte, des humiliés, ou même des esprits, prétendument à l’abri, dont le mien, j’aurais eu de quoi me faire comprendre des incrédules. On a trop longtemps pris le silence des silencieux pour du silence. On a fait sans eux. Il faut imaginer ce que ne dit pas celui qui ne dit rien. Renoncer aux mots qui entretiennent son mutisme, trouver ceux qui l’aident à parler.

La très grande majorité des Français musulmans est tétanisée : horrifiée par la terreur, horrifiée du fait qu’elle s’exerce au nom de sa religion et de sa culture, horrifiée d’être renvoyée à ses origines comme à une faute. Aucun effort ne sera de trop pour rompre cette solitude, pour contrer les propos qui l’encouragent. N’est-il pas grand temps, par ailleurs, que les intellectuels de confession musulmane, croyants ou pas, soient beaucoup plus nombreux à contrer le djihadisme et à réclamer l’urgent travail d’exégèse d’un texte vieux de quatorze siècles ? Et qu’en retour, la France officielle, celle du pouvoir et des médias, soit prête à entendre et à lire des copies qu’elle n’aura pas dictées ?

Daech veut la guerre et la précipitation. Et si la meilleure des ripostes était précisément de la leur refuser, de choisir l’heure et le terrain ? Le combat contre ce vent de mort passe par le renforcement de la vie. Par son affirmation. Par un immense effort de clarté et de visibilité, quel qu’en soit le coût. Lequel ? Savoir rompre notamment avec les puissances qui ont nourri la terreur. Préférer l’application du droit international à la force du plus fort et à l’affect. Renouer avec l’humanisme en termes d’identité. Ne pas avoir peur de bouger, de changer. Aller vers l’autre. Notre liberté dépend de ce rendez-vous. Pour ne pas le louper, nous sommes tous appelés à nous mettre au travail.

Dominique Eddé est Romancière et essayiste

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