Dans l’Iran abasourdi, le fil invisible de l’attente

Lors de mon dernier voyage en Iran, début septembre, j’ai trouvé les Iraniens plongés dans un mélange de profonde tristesse et de courage sans précédent. Tous me disaient que, «depuis ces événements, quelque chose avait définitivement changé» chez eux. Ce mouvement de contestation «vert» rappelle la lutte de la société iranienne contre le despotisme, maintes fois réprimé, jamais tout à fait éteint, mais on ne peut le comprendre sans examiner l’histoire récente.

En 1979, la dictature du chah a été renversée par une coalition hétéroclite (révolutionnaires, religieux, libéraux…), avant que les religieux islamistes menés par Khomeiny n’éliminent les autres courants, pour la plupart laïques. Cette répression sanglante a fait des milliers de morts et supprimé pour des années le mot «opposition» du vocabulaire politique : dans la république islamique, tous les candidats aux élections sont choisis par l’entourage du Guide suprême. Pourtant, des courants ont émergé à l’intérieur du pouvoir : conservateurs (modérés comme Rafsandjani, ultras comme Khamenei) ou «collectivistes» (comme Moussavi et Karroubi, qui ont favorisé les nationalisations). Après la mort de Khomeiny en 1989, une alliance des conservateurs (sous l’égide du tandem Khamenei-Rafsandjani) a gouverné le pays et l’aile gauche du régime a formé une opposition légale, les «réformateurs». Ceux-ci arrivent au pouvoir avec la victoire de Khatami à l’élection présidentielle de 1997. Lequel entreprend des réformes ambitieuses mais il échoue et, en 2005, c’est Ahmadinejad, un populiste ultraconservateur qui arrive au pouvoir. S’appuyant sur les pasdarans et les bassidjis, augmentant la répression sociale (notamment envers les femmes), il pousse les modérés vers la sortie et ruine l’économie iranienne. En attaquant violemment les pays occidentaux et en mettant en cause la véracité de la Shoah, il se dit l’héritier du khomeinisme mais Khomeiny, malgré son radicalisme, s’était toujours gardé de tout amalgame entre négationnisme et antisionisme. En réalité, Ahmadinejad semble surtout à la recherche du pouvoir absolu, plaçant les ultras à des postes clés et militarisant progressivement le régime.

C’est dans ce climat que s’est préparée l’élection présidentielle de 2009. Le régime est tellement sûr de la réélection d’Ahmadinejad qu’il autorise la diffusion télévisée des débats entre les candidats : Moussavi malmène Ahmadinejad en direct et crée la surprise devant 50 millions de téléspectateurs. Une alliance se forme alors entre conservateurs modérés et réformateurs autour de Moussavi qui rallie aussi les laïques et les déçus du régime. La campagne électorale s’enflamme et les partisans de Moussavi (principalement la classe moyenne citadine et les femmes) envahissent les grandes villes. Ahmadinejad, de son côté, distribue des sommes substantielles dans les campagnes et les petites villes pour s’attirer le soutien des couches populaires et traditionalistes. La suite est connue : l’élection surprise d’Ahmadinejad dès le premier tour, les émeutes, la répression avec environ 200 morts, plus d’un millier de blessés et quatre mille arrestations, bilan a minima.

A la fin de l’été, les Iraniens que j’ai rencontrés étaient encore abasourdis. Ils évoquaient la mort et l’emprisonnement, au soir de l’élection, de plusieurs hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur (la «réalité» du scrutin, s’appuyant sur des fuites ministérielles, faisait état d’un ballottage en faveur de Moussavi). Ils parlaient d’un rêve gâché, d’une trahison (celle du Guide suprême Khamenei, qui a soutenu Ahmadinejad). Ces habitants des grandes villes étaient traumatisés par la violence de la répression. Une étudiante m’a raconté que, depuis l’assassinat de sa meilleure amie par un sniper dans une manifestation, elle faisait des cauchemars, elle n’avait pourtant rien d’une activiste politique. Une universitaire a eu le bras cassé pendant son arrestation, elle a ensuite été humiliée pendant des semaines pour son soutien à Moussavi. Les témoignages au sujet de viols en prison, sortaient ici et là, malgré les menaces de représailles du régime.

Je sentais aussi une attente confuse. C’était comme si les gens étaient suspendus à un fil invisible, espérant que tout ne se passerait pas comme les fraudeurs l’avaient prévu. Ils voulaient croire que la population n’avait plus peur. Ils étaient prêts à tout pour que ça change. Et ils ont peut-être raison. Les manifestations de centaines de milliers d’opposants, contre le gouvernement, le jour de la fête politico-religieuse de Ghods le 18 septembre dans les grandes villes (malgré les arrestations et plusieurs blessés) sont une preuve de la pérennité du mouvement. En descendant dans les rues de Téhéran, les opposants ont réussi à écourter le discours révisionniste du Président. Avec le succès de cette journée «verte», on observe une radicalisation chez les manifestants, mettant mal à l’aise les réformateurs et une partie de l’opposition qui refusent le despotisme du régime sans nier sa légitimité.

Depuis, les conservateurs modérés essaient de se démarquer de ce mouvement, en montrant leur soutien à Khamenei sans citer Ahmadinejad. Après les protestations anti-Ahmadinejad à New York la semaine dernière et dans les universités à Téhéran ces jours-ci (malgré l’omniprésence des bassidjis), la situation reste très délicate. D’autant plus que le dossier nucléaire vient tout compliquer. Récemment encore, la question nucléaire était un facteur de cohésion nationale. Aujourd’hui, son exploitation par le régime est contestée par une partie de l’opinion. La suite des événements dépend autant de la vigilance et du courage des opposants en Iran que des jeux de pouvoir dans les coulisses du régime. Elle dépend aussi de l’attitude des pays occidentaux qui ont pris l’habitude de monnayer leur souci du respect des droits de l’homme contre les avantages économiques et politiques offerts par le régime. Le mouvement démocratique iranien a encore un long chemin à parcourir avant de voir le bout du tunnel. Il nous revient de ne pas le laisser seul, une nouvelle fois.

Babak Boroumand, chercheur franco-iranien.