Dans la République, Dieu a sa place

Photo tirée du projet collectif «Mad in Sete» réalisé par Tendance floue en 2011 à l’occasion du festival ImagesSingulières. Flore-ael Surun.  Tendance Floue.
Photo tirée du projet collectif «Mad in Sete» réalisé par Tendance floue en 2011 à l’occasion du festival ImagesSingulières. Flore-ael Surun.  Tendance Floue.

Si l’anthropologie peut servir à quelque chose, c’est peut-être à rappeler que «croire» est la chose la mieux partagée par l’humanité. Créer des dieux et vivre avec eux d’intenses relations est non seulement une activité universelle mais aussi une capacité inventive qui est le propre de l’humanité. En conséquence, les religions ne peuvent être des choses uniquement privées, car elles sont au fondement du social.

Partant de là, un constat s’impose. D’abord, il y a fort peu de chances que l’humanité se prive de cette qualité qui fait sa différence. Ensuite, considérant qu’aucune religion ne consentira à céder sa place pour une autre, on ne voit guère d’autre issue qu’un pluralisme où les religions trouveront le moyen de cohabiter. Mais encore faut-il s’acheminer vers ce point futur de rendez-vous, et parmi les sociétés qui s’y préparent, la France est avec les retardataires. Mais à la différence de celles qui craignent une menace pour leur religion officielle, en France, c’est une autre raison qui explique l’inertie.

La France a inventé son modèle de laïcité en écartant le pouvoir spirituel du pouvoir temporel, puis eut peine à imaginer qu’une société puisse avancer sur la voie du progrès autrement qu’en écartant le «croire» sur le bas-côté. C’est pourtant oublier qu’en Europe et Amérique du Nord, ce furent des réveils spirituels qui conduisirent au pluralisme religieux et à la sécularisation.

Au fil du temps, pour beaucoup de Français la laïcité devint gardienne de l’invisibilité du religieux et marchepied d’une conviction selon laquelle une société moderne s’affranchit du croire. L’inscription de ces conceptions dans un sens commun, relayé par des discours transversaux aux classes sociales et partis politiques, eut pour effet de générer des frustrations silencieuses auprès de ceux qui croient.

Les catholiques étaient dans la meilleure posture car ils descendaient de la religion légitime, à laquelle la société se référait pour l’invention de ses rituels séculiers, ou l’affirmation de son héritage et patrimoine religieux. Pourtant, la frustration a mûri et en a étonné plus d’un avec les «manifs» contre le mariage pour tous.

Les protestants avaient davantage l’habitude de la clandestinité. Mais la montée des évangéliques les alerta sur le fait que le monde changeait et que l’acte de croire y prenait plus de place. La société séculière ne voit toujours pas la puissance revendicative de ces protestantismes ; il s’agit pour elle d’Eglises de migrants, non susceptibles de déstabiliser une sécularité plutôt athéiste. Les protestants de France ne partagent pas cet avis car ils savent que derrière l’avant-poste se lève un nouveau christianisme en Afrique, Asie, Amérique, avec lequel il faudra bientôt compter.

Le judaïsme connut aussi une relative invisibilité car une part de sa population portait les valeurs de la laïcité, et parce qu’il s’agit malgré tout d’une religion non-prosélyte vers l’extérieur.

Cette marginalité fut faussement attribuée à des religions étrangères (bouddhisme, hindouisme…) qu’on ne supposa pas susceptibles de faire vaciller la conception acquise de la laïcité. Elles commencèrent à inquiéter en convertissant des Occidentaux et plusieurs glissèrent dans la catégorie de la «secte». Car la secte permet d’interdire des religions sans les nommer en rejetant les problèmes dans une altérité : la secte n’est jamais pensée comme issue du catholicisme ou du laïcisme, mais toujours venant d’ailleurs, du protestantisme, de l’islam, d’un New Age américain ou de spiritualités orientales.

N’était-il donc pas inéluctable que ressurgissent les frustrations silencieuses de ceux qui croient, en revendiquant de considérer la foi comme une posture hautement respectable ? C’est sans doute un peu de cette revanche que nous vivons et il n’est guère étonnant que la revendication arrive par l’islam.

D’abord, dans la triade monothéiste, l’islam est à hauteur d’égalité avec le christianisme. Ensuite, il est la religion qui porte les blessures de l’histoire coloniale ; les musulmans de France sont issus des anciennes colonies et leur religion devint le marqueur de cette histoire, reportée sur des générations devenues pour partie les classes populaires des banlieues françaises. Comparativement, le christianisme militant des Français d’origines ouest-africaines ne revêt pas cet attribut distinctif de «religion des opprimés» devenant «religion des résistants». Cependant, si le réveil a sonné avec l’islam, la revendication concerne toutes les religions et interroge le rapport malaisé que la société entretient avec l’acte de «croire».

Voilà donc où nous en sommes. A la table des discussions où l’on débat des sujets importants de plus en plus d’interlocuteurs sont des religieux jugés légitimes par des pans entiers de populations. Dès lors, la question est de se demander s’il est possible, utile et souhaitable, de poursuivre cette mise à l’écart du religieux telle qu’elle s’était affirmée dans la société, comme légitime, moderne, «allant de soi» ? Que faire lorsqu’on réalise que la mise à l’écart du croire, jusqu’ici jugée «normale» par une part légitime de la population, a peu à peu contribué au sentiment de frustration ressentie par les autres parts ? Nous sommes de ceux qui redoutent que les théologies prennent du poids dans les décisions politiques et légales, mais comment ne pas voir la confirmation sociologique de nouveaux interlocuteurs qu’un souci moral de démocratie nous impose de considérer ?

Aussi l’enjeu est-il de ne pas rater le rendez-vous pluraliste de demain. Il est probable que la laïcité ne pourra en faire l’économie, mais comment y œuvrer ? Deux pistes sont à suggérer. D’abord que la reconnaissance soit la plus large possible, pour briser les postures de condescendance en accueillant les religions et les philosophies comme un patrimoine commun de l’humanité. Ensuite que la possibilité d’un discours sur «l’acte de croire» remplace l’actuel «devoir de silence» de nos institutions. Là encore, l’anthropologie a quelque chose à dire en rappelant qu’aucune société ne laisse jamais ses enfants sans enseignements sur le croire. Si beaucoup sont discutables, il est peut-être temps pour nous d’en parler, a minima pour dire que «croire» n’est ni grave, ni dangereux, ni interdit, ni obligatoire.

Par Christophe Pons, anthropologue, Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative - CNRS, université d’Aix-Marseille et Adriane Luisa Rodolpho, anthropologue, université fédérale de Pelotas, Brésil, Capes - CNRS

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