Dans les Balkans, la saveur amère du Tribunal pénal international

En 2006, sur la route de Sarajevo, un bâtiment détruit par les combats dans la région de Mostar. Photo Simona GHIZZONI. CONTRASTO. REA
En 2006, sur la route de Sarajevo, un bâtiment détruit par les combats dans la région de Mostar. Photo Simona GHIZZONI. CONTRASTO. REA

Ce 21 décembre, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) fermera ses portes. Jamais tant de crimes ont suscité un tel travail d’enquête. Jamais une guerre n’a été aussi documentée, scrutée, analysée par le pouvoir judiciaire depuis la Seconde Guerre mondiale. L’heure des bilans et des analyses, sur les succès et les limites du premier tribunal pénal international, est venue. Ce travail d’historicisation du TPIY est indispensable, ne serait-ce que pour tirer les leçons pour l’avenir de la justice internationale.

Ce qui frappe avant tout, c’est l’infinie distance entre la vérité judiciaire et l’écho que celle-ci suscite dans les sociétés, les premières concernées. Avec courage, mais aussi avec tristesse, le procureur du TPIY est le premier à reconnaître que ceux qui sont glorifiés aujourd’hui, ce sont les criminels de guerre et non leurs victimes. C’est ce qui s’est encore passé ces derniers jours avec le jugement de Ratko Mladic, condamné à la réclusion à perpétuité pour crime de génocide, mais célébré par une partie des siens. Terrible constat d’une justice internationale qui jusqu’au bout est restée hors-sol.

Cet échec exige une réflexion profonde sur le défi que représente la capacité d’une cour internationale à faire passer son message dans des sociétés divisées. Que signifie cet échec pour les 5 000 victimes qui ont témoigné dans les différents procès du TPIY et dont beaucoup ont risqué leur vie pour rappeler les horreurs passées ? Alors journaliste, je me souviens des visages usés d’hommes, de femmes et d’enfants qui descendaient des bus chassés de chez eux, des bombardements quotidiens qui pleuvaient sur Sarajevo, du récit de tortures encore. J’ai en mémoire le besoin de reconnaissance et de dignité de ceux qui en ont été spoliés et la promesse de justice qui leur avait été faite avec bien trop de légèreté. Je me souviens avec quels égards le général Mladic et Radovan Karadzic étaient reçus au Palais des Nations à Genève lors de la conférence de paix sur l’ex-Yougoslavie alors qu’ils orchestraient et qu’ils procédaient, dans le même temps, à une campagne de purification ethnique.

La justice, en temps de guerre, est-elle seulement possible ? Et, lorsque les armes se sont enfin tues, est-elle seulement audible lorsque les sociétés restent profondément clivées, chaque communauté meurtrie par les violences passées et arc-boutées sur son récit identitaire, car redoutant l’avenir incertain ? La justice internationale prétend juger au nom de l’humanité. L’ambition est plus que louable. Mais l’universalité reste une abstraction. Que signifie l’échec de la stigmatisation des criminels de guerre de l’ex-Yougoslavie pour les populations de Centrafrique, de Syrie, du Yémen et d’ailleurs ? Que peuvent-elles espérer aujourd’hui ?

Dans mon parcours, d’abord de journaliste, puis de soutien au processus de médiation au Centre pour le dialogue humanitaire, j’ai entendu depuis vingt-cinq ans, de l’ex-Yougoslavie à la Centrafrique, de l’Afghanistan à la Colombie, la soif inextinguible de justice des victimes, de leur famille et d’une grande partie de leur société. Force est de constater qu’il y a un temps, souvent bien long pour qu’une justice terriblement imparfaite soit enfin rendue, et un temps parfois plus long encore pour que le récit des crimes soit enfin reconnu, lorsque le temps de l’apaisement est venu. La réflexion la plus profonde sur l’acte de témoigner aujourd’hui dans l’ex-Yougoslavie fut, pour moi, celle de Sanja Coric, car elle exprima, avec une rare force, à la fois les limites de la justice, mais aussi sa nécessité. Avec d’autres femmes, elle fut violée en 1993 dans le camp de Vojno, non loin de Mostar. Malgré les menaces constantes, les intimidations, les insultes des nationalistes, la peur au ventre, elle témoigna à visage découvert. Rétrospectivement, Sanja Coric dit : «Je regrette parfois d’avoir témoigné. La peur est toujours du côté des victimes, jamais des criminels de guerre. J’ai réalisé que le témoin est comme un chiffon. On l’utilise pour enlever la poussière et, une fois que l’on n’a plus besoin de lui, on le jette. Mais je me dis aussi que nous avons eu raison de témoigner. Nous avons vaincu notre peur et nous avons réussi à ériger le plus grand des monuments. Notre monument n’est pas fait de pierre ou de béton. C’est le jugement. C’est la mémoire qui restera pour les générations futures.»

Pierre Hazan, ancien journaliste à «Libération» et envoyé spécial en ex-Yougoslavie. Conseiller éditorial de justiceinfo.net et professeur associé à l’université de Neuchâtel.

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