Dans les Kurdistan, la fragmentation politique perdure

Les derniers développements concernant le nord de la Syrie n’ont pas manqué de susciter de vives réactions sur la scène kurde. Les déclarations à peu près concomitantes sur un retrait américain de la part du président des Etats-Unis, Donald Trump, et celles de Recep Tayyip Erdogan, son homologue turc, au sujet d’une offensive turque dans le Rojava (Kurdistan de Syrie) ont provoqué au minimum l’inquiétude des acteurs politiques et de la rue kurdes sur place et à l’extérieur.

Les premiers concernés, les autorités civiles et militaires qui administrent le Rojava et une partie du nord de la Syrie – le Mouvement pour la société démocratique (TEV-DEM) et les Unités de défense du peuple (YPG), organisations affiliées au PKK –, annoncent en forme de bravade leur volonté de défendre coûte que coûte leur territoire et d’en découdre militairement avec l’armée turque et ses supplétifs si une offensive se confirmait.

Par ailleurs, contrairement à ce qu’envisageaient avec une certaine naïveté Donald Trump et son secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, pour les autorités du Rojava, il est hors de question d’accepter la « protection » de l’armée turque sur la région. Toute initiative impliquant sa présence est considérée comme une occupation illégale.

Les déclarations conjointes de toutes les officines attachées à la mouvance du PKK au Rojava vont dans le sens d’une confrontation avec la Turquie. La commémoration, ces derniers jours, du premier anniversaire de l’occupation turque de la ville d’Afrin, qui a vu la très forte mobilisation des populations dans le Rojava non occupé, rendent difficiles la mise en avant du rôle prétendument pacificateur et pacifiste de l’armée turque dans les sphères kurdes quelle que soit leur affiliation politique.

La Russie, pivot géostratégique dans la région

Suivant les vicissitudes et l’évolution de la rhétorique sur la question du nord de la Syrie, les autorités du Rojava se sont cependant déclarées prêtes à collaborer à la création d’une zone de sécurité internationale et de non-survol à la frontière turque ou sur l’ensemble du Rojava, feignant de croire que leur voisin ennemi pourrait envisager de ne pas y intervenir ou n’être qu’un acteur parmi d’autres dans cette configuration.

La question du sort réservé aux djihadistes français et européens participe de la même logique. Il s’agit en effet d’un des derniers leviers dont dispose le PKK pour internationaliser la crise et trouver une issue concertée favorable, à travers, notamment, la création d’instances judiciaires sur place. Or, la France semble avoir dépassé sans trop de problèmes les réticences politiques et les obstacles juridiques au « rapatriement » de 130 djihadistes incarcérés auprès des YPG. Par ailleurs, le signal envoyé est clair : c’est en concertation avec les Américains et non avec l’aide des YPG que cette « extradition » qui n’en est pas une a été effectuée.

Au-delà de la rhétorique, les autorités du Rojava se sont très vite tournées vers le pivot géostratégique que constitue la puissance russe dans la région. Proposant une feuille de route qui pourrait encadrer un retour partiel de la souveraineté du régime syrien dans le nord-est du pays, les autorités du Rojava souhaitent se placer sous la protection de Moscou, seule force en mesure de neutraliser les velléités de conquête de la Turquie et du régime.

C’est là une solution pragmatique visant à préserver au maximum les acquis de l’expérience politique du Rojava. Il s’agit en fait également d’un pis-aller, car aucun des acteurs en présence ne reconnaît le Rojava, et la Russie a jusqu’à présent soutenu les intérêts et la stabilisation du régime. Ainsi continue-t-on, du côté kurde, de mettre en avant la coopération militaire avec les Etats-Unis et la France notamment, alors que le maintien des forces occidentales semble emporter les suffrages unanimes des forces politiques kurdes et des populations, tant elles apparaissent comme garantes de l’intégrité du Rojava et de la région autonome du Kurdistan d’Irak. La position des autorités du Rojava est difficile et pleine d’ambiguïté, en raison de la multiplicité et de la volatilité des acteurs, sans oublier la nécessité de maintenir leur image d’acteur autonome en butte aux Etats centraux de la région, le régime syrien inclus.

De l’autre côté de la frontière, malgré le maintien de son partenariat stratégique avec la Turquie, le gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK) manifeste également son inquiétude face à une situation qui pourrait avoir des conséquences déstabilisatrices : d’éventuels mouvements de populations, recrudescence d’activités du PKK sur son territoire… On indique notamment que le retrait américain pourrait renforcer les positions de l’organisation Etat islamique (EI) dans la région.

En parallèle, il s’agit de capitaliser sur l’affaiblissement stratégique de la mouvance PKK en évitant de totalement l’antagoniser. Les signes d’apaisements manifestes depuis un an entre les deux mouvements permettront-ils la création d’une forme d’alliance tacite ? L’attaque, le 27 janvier, par des Kurdes locaux de la base militaire turque de Chiladze au Kurdistan d’Irak est significative de l’irritation croissante des populations locales face aux bavures systématiques de l’armée turque visant les maquis du PKK dans la région.

Le rejet d’une occupation turque est unanime

Le retour sur la scène politique du Rojava des organisations kurdes de Syrie soutenues et contrôlées en partie par le GRK semble en revanche assez peu probable, même si le rejet d’une occupation turque est unanime au sein des partis kurdes de Syrie. Le Conseil national kurde de Syrie, coalition de partis non affiliés au PKK, est dans une position d’extrême faiblesse, et l’hostilité réciproque qu’il entretient avec le PKK ne semble pas s’amenuiser. Ainsi, la fragmentation politique perdure-t-elle dans les Kurdistan.

Un constat s’impose cependant : c’est justement alors que les mouvements kurdes se trouvent dans une situation de faiblesse généralisée que semble apparaître la convergence de leurs intérêts.

Boris James est chercheur à l’Institut français du Proche-Orient et ancien responsable de son antenne à Erbil, au Kurdistan irakien. Il est l’auteur, avec Jordi Tejel Gorgas, du livre Les Kurdes, un peuple sans Etat, en 100 questions, Tallandier, 2018.

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