Le Royaume-Uni, et l’ensemble de l’Europe avec lui, s’est réveillé vendredi avec un sentiment d’irréalité. L’électorat britannique a bel et bien défié tous les experts, les leaders des principaux partis politiques, les alliés européens, mais aussi américain, australien, canadien et autres, en votant à 51,9 % pour sortir de l’Union européenne. Alors que la livre sterling chute à un niveau jamais atteint depuis trente ans et que les Bourses mondiales s’affolent, un premier constat s’impose, celui d’un triple échec : celui de David Cameron, bien sûr ; celui de la classe politique britannique en général ; et celui de l’Europe.
Le Premier ministre britannique avait promis l’organisation d’un référendum en cas de victoire aux élections législatives de mai 2015 pour de seules raisons de politique intérieure, comme Harold Wilson en 1975 : il s’agissait de répondre à la pression d’une partie des députés conservateurs, d’assurer une certaine unité de son parti et d’empêcher ses électeurs de se tourner vers l’Ukip, le parti populiste antieuropéen. Mais il n’a tenu aucun compte du climat politique national et européen, qui n’a plus rien à voir avec celui de 1975 et rendait une victoire très hypothétique. Le rejet des élites politiques et de tout ce qui est perçu comme relevant de l’establishment (banquiers, économistes, universitaires), l’europhobie ambiante depuis des années, alimentée par une bonne partie de la presse, le rejet par référendum de traités européens en France, Pays-Bas, Danemark ou Irlande : rien de tout cela ne constituait des circonstances favorables pour remporter ce scrutin. Il fallait être bien ignorant ou présomptueux pour espérer l’emporter dans ce contexte. Cameron a joué les apprentis sorciers, nous en sommes tous les victimes.
Ce résultat marque aussi la crise du système politique britannique. Les partisans du Brexit ont répété que l’UE n’était pas démocratique et que le Parlement britannique devait être le seul détenteur de la souveraineté, mais le recours au référendum est la négation même du rôle du Parlement et affaiblit le principe de la démocratie représentative, fondement du modèle de Westminster. Il n’est d’ailleurs pas certain que le royaume reste longtemps uni, avec l’Ecosse qui menace d’un nouveau référendum sur l’indépendance et les nationalistes nord-irlandais qui réclament la réunification de l’Irlande. Le manque de confiance à l’égard des partis traditionnels, qui avaient tous appelé à voter remain, est frappant. Les divisions du parti conservateur sur l’Europe, qui existent depuis les années 90, ont été exacerbées pendant la campagne et la cicatrisation de ces plaies sera longue. La campagne du Parti travailliste, dirigé par un leader venu de la gauche eurosceptique qui n’a la confiance que d’une minorité de ses élus, a été tardive et inefficace pour rallier les électeurs des milieux populaires tentés par le Brexit. Jeremy Corbyn lui-même a fait le service minimum, soutenant du bout des lèvres le maintien dans l’UE tout en la critiquant sans relâche. Si son soutien à l’immigration, répété pendant la campagne, était en soi louable, il l’a mis en complet porte-à-faux avec la majorité de ses électeurs. Plus généralement, les débats de la campagne ont été d’une médiocrité et d’une démagogie confondantes, réduits à une succession de slogans et de chiffres fantaisistes, sans que les réalités du fonctionnement de l’UE aient jamais été correctement expliquées aux électeurs. Project Hate contre Project Fear [«haine» contre «peur», ndlr], voilà à quoi s’est réduite l’alternative, loin du grand débat démocratique dont les référendums sont censés être l’occasion.
Enfin, et c’est peut-être le plus grave pour nous tous, ce résultat illustre l’échec des institutions européennes et des Etats membres, dont la responsabilité est au moins aussi importante, à surmonter la crise de confiance des citoyens à leur égard, qui se confirme scrutin après scrutin, et dont profitent allègrement les divers populismes. Les amis de Marine Le Pen en Europe se frottent déjà les mains, espérant à terme une implosion de l’Europe. Les négociations tortueuses qui s’annoncent et l’absurdité de la situation dans laquelle nous plonge le Brexit, alors que d’autres problèmes bien plus importants restent à résoudre, ne feront rien pour arranger cet état de fait. La priorité doit être plus que jamais maintenant de rassurer ces électeurs en leur montrant que l’Union européenne peut contribuer à améliorer leur vie, assurer leur prospérité, surveiller efficacement ses frontières et défendre ses valeurs. Il ne faut pas pour cela se laisser paralyser par la perspective des élections présidentielles françaises et allemandes en 2017. Plus que jamais, le temps nous est compté.
Pauline Schnapper, professeure de civilisation britannique à Paris-III. Auteure de la Grande-Bretagne et l’Europe : le grand malentendu, Presses de Sciences-Po (2000) et de British Political Parties and National Identity : A Changing Discourse, 1997-2010, Cambridge Scholars (2011).