De Djakarta à l’Andalousie », défaire l’imaginaire djihadiste

Revendiquées par l’organisation Etat islamique (EI), les attaques terroristes qui se sont récemment succédé de l’Espagne à la Russie rappellent la sombre réalité d’un phénomène djihadiste à son plus fort degré de létalité. L’horizon d’une corrélation positive entre la déroute militaire de l’organisation djihadiste dans ses fiefs moyen-orientaux et la décrue des actions armées frappant l’Europe depuis de longs mois semble à ce titre avoir cédé le pas à la reconnaissance, certes difficile mais nécessaire, d’une menace inscrite dans la longue durée et confirmant les scénarios les plus pessimistes.

Dans un climat mêlant consternation et colère, ces événements ont surtout de nouveau souligné l’enjeu vital d’une réflexion prolongée sur la nature et les ressorts du djihadisme. Par-delà les discussions sur le renforcement des dispositifs sécuritaires et judiciaires aujourd’hui en place, et bien d’autres aspects du combat antiterroriste, l’objet djihadiste lui-même n’en finit pas d’interroger.

Organisation structurée, « rationalisée » ? Mouvement transnational plus hybride et lâche ? « Réseau de réseaux » ? Idéologie révolutionnaire pourvoyeuse de sens après la fin des utopies radicales passées ? Les approches développées dans de nombreuses disciplines des sciences sociales, en France comme ailleurs, pour tenter d’éclairer et de délimiter les dynamiques et contours du djihadisme armé, ne manquent pas. Synonymes de débats passionnés, celles-ci sont d’ailleurs plus complémentaires qu’antithétiques, et n’ont pas épuisé leur potentiel heuristique.

Au cœur du large faisceau d’hypothèses aujourd’hui disponibles, de schémas cognitifs et mises à l’épreuve empiriques, une variable reste pourtant souvent négligée : celle de l’imaginaire, qui informe pourtant en profondeur la violence djihadiste et côtoie, autant qu’il façonne, les engagements individuels au nom d’une cause commune. Certes, le djihadisme est pétri de divisions et de joutes intestines qui rendent particulièrement complexe son analyse. Mais ses piliers idéologiques tracent une indéniable continuité en termes de représentations. Parmi elles, l’idée bien connue d’un « âge d’or » révolu, que les djihadistes promettent de restituer et qui anime bien des carrières militantes par sa force de sensibilisation et de persuasion.

Fantasmagorie

Comme tout imaginaire, la projection djihadiste radicale s’attache aux lieux, mythifiés car composant autant d’emblèmes de cet héritage perdu, de cette gloire, tous d’autant plus fascinants qu’ils apparaissent intemporels et inaccessibles. La vision au cœur des drames de Barcelone et Cambrils en Espagne est ainsi celle de l’Andalousie médiévale (Al-Andalus), qui couvrait plus de 80 % de l’actuelle péninsule Ibérique du temps de la domination musulmane (711-1492). Depuis 2014, l’EI se dit déterminé à la reconquérir face à « l’occupation » espagnole. Dans un enregistrement diffusé la même année sur la Toile, le groupe clamait sa « libération avec la puissance d’Allah ».

Cette célébration d’un passé illustre, en large part réinventé sur la période moderne, se voit transposée sur le présent, destinée à mieux façonner l’avenir, en l’occurrence tourné vers une « restauration ». D’autres territoires sont pour leur part à conquérir, placés ou non sous le signe de la prophétie, mais visant un « triomphe » analogue de l’islam. La reprise de Dabiq aux djihadistes en Syrie, zone supposée d’un affrontement apocalyptique entre « armées de l’islam » et « croisés », ne signifie pas de ce point de vue l’épuisement de la parabole. Rome (Rumiyah, en arabe, titre du magazine phare de l’EI) est aussi l’endroit où les djihadistes contemplent leur « repos sous les oliviers »…

Cette fantasmagorie revêt au moins trois fonctions qui participent directement de la résilience djihadiste sur le long cours. La première renvoie à l’identification qui sous-tend « l’ego » de l’EI et son unité déclamée. Les travaux consacrés aux imaginaires culturels ont, de longue date, démontré le rôle joué par les fictions dans la construction d’un sens partagé au sein d’une même société ou dans les rangs d’un mouvement, s’imaginant comme une communauté. Du califat abbasside à la dynastie omeyyade ayant régné sur Cordoue, pareille reconstruction s’appuie sur un récit tissé de mythes, symboles et rituels, mais aussi sur une mémoire dont la visée est ici essentiellement compensatrice.

Pour les militants de l’EI, aucune « réparation » ne saurait avoir lieu sans l’usage de la violence. L’autre versant d’un tel processus consiste à désigner, à internaliser, un « autre » diabolisé, qu’il convient de détruire pour pérenniser cette identité collective : aux yeux des djihadistes, l’Espagne, au même titre que l’ensemble des pays européens pris pour cibles, est un ennemi viscéral, « colonisateur » et « impie ». Dans cet ordre d’idées, aucune nuance n’est autorisée : l’introduire signifierait en effet la fin même du rêve djihadiste, celui d’un changement foncier du monde, moteur de toutes les solidarités et fraternités.

Déplacer la lutte

Une deuxième fonction est de nature légitimatrice, postulant la violence – et donc la mort, pour soi-même et pour autrui – comme un impératif pour cette (re) conquête. Cette grille de lecture était déjà prégnante dans la rhétorique d’Oussama Ben Laden, qui avait explicitement visé l’Espagne dans ses communiqués, puis commandité les attentats sanglants du 11 mars 2004 à Madrid. Al-Qaida les avait alors justifiés comme « une réponse aux croisés sur leurs terres en Europe » après l’invasion et l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis, auxquelles s’était à l’époque associé le gouvernement du conservateur José Maria Aznar. La revendication des attentats de Madrid par l’un des ancêtres de l’EI procédait par conséquent d’un même imaginaire guerrier fusionnant médiévalisme et contemporanéité dans l’optique de propager l’islam sur le plan global et de participer au relèvement de la civilisation islamique.

Une troisième fonction est d’essence mobilisatrice, et donc éminemment stratégique de par sa portée. Les derniers attentats illustrent combien l’imaginaire djihadiste continuera de créer du lien parmi tous ceux qui s’en réclament et s’en inspirent. Il s’agit d’un facteur essentiel de résistance et de survivance pour tout mouvement, et l’EI l’a bien compris. Voilà pourquoi la lutte contre le djihadisme doit aussi résolument se déplacer sur le terrain des idées.

Par Myriam Benraad, professeure-assistante en science politique à l’Université de Leyde (Pays-Bas). Elle a écrit L’Etat islamique pris aux mots (Armand Colin, 192 p., 14 €).

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