De l’humour dans la négociation entre l’Etat et les religions

Alors que les députés belges ont voté hier en faveur d’une interdiction générale de la burqa et que le Conseil d’Etat en France vient de donner un avis inverse, une réflexion comparative sur la place des religions au sein des démocraties libérales tombe à point nommé.

Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et spécialiste d’histoire sociale du XXe siècle, a donné mardi à l’Institut de hautes études internationales et du développement, à Genève, une conférence éclairante sur les approches française, allemande et américaine de l’intégration des religions dans l’Etat. Il a traité en particulier le cas de l’école, espace traditionnel d’affrontement et de négociation de volontés en conflit.

L’orateur parle en connaissance de cause: il a été membre de la commission Stasi, dont les travaux ont conduit la France à adopter la fameuse loi de 2004 interdisant les signes religieux dans les écoles publiques au nom de la laïcité. Cette «loi sur le voile» très controversée, Patrick Weil la considère comme libérale car, à ses yeux, le bannissement du signe religieux permet d’appliquer le principe d’égalité de manière universelle, sans discrimination pour aucune religion, dans le champ bien particulier de l’école publique.

Il admet bien volontiers que certains paramètres n’ont pas été pris en compte. Le cas des garçons sikhs par exemple, dont la religion les oblige à porter un turban toute leur vie sans jamais se couper les cheveux, est toujours en cours de négociation: «On s’achemine vers le port d’un turban transparent», note le politologue avec amusement. Un vrai regret toutefois: les idées les plus libérales de la commission n’ont pas été reprises, déplore Patrick Weil, comme celle de permettre à toute personne de se choisir son propre jour férié, sans devoir en déclarer la raison.

Viennent les aspects comparatifs et historiques permettant de mieux comprendre les mesures particulières de la laïcité à la française. Depuis la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, l’Etat français, selon sa jolie formule, «n’a plus d’opinion sur l’existence de Dieu». La séparation n’empêche pas un financement des aumôneries liées aux diverses religions, voire même permet de financer l’enseignement privé, selon la loi Debré de 1959. En Allemagne, poursuit le politologue, l’enseignement religieux est intégré à l’enseignement public et l’Etat aide les Eglises à se financer par l’impôt, comme en Suisse d’ailleurs.

Le modèle américain, lui, est paradoxal: la clause constitutionnelle de non establishment soumet les insti­tutions religieuses à l’Etat, une conception liée aux premiers émigrés fuyant la persécution religieuse. Mais la foi est considérée comme allant de soi, ainsi qu’en témoigne le pledge of allegiance under God, ce serment imposé aux écoliers.

Toutes les démocraties ont édifié leur sécularisation à leur manière. Mais jusqu’à récemment, estime ­Patrick Weil, les accommodements étaient fondés sur des cultes établis historiquement. D’où la difficulté de légiférer pour les «religions nouvelles» en respectant le principe d’égalité. En clair, ce qu’on donne ou retranche aux uns doit l’être pour les autres. «Nous sommes confrontés à un test de l’universalité du système tel qu’il s’est construit au fil du temps. L’émergence de «nouvelles» religions doit nous pousser à nous reconfigurer», estime l’historien.

Ainsi l’on revient à ce champ sensible de l’école, où s’exercent les pressions des groupes désireux d’importer leurs coutumes, auxquels répondent des législations qui peuvent paraître dures. Optimiste, l’orateur ne voit pas de thème qui ne puisse être négocié. «On ne peut juger si en soi le voile représente une domination sur la femme. En revanche, l’école est une «sphère commune» à tous. Il faut convaincre tout le monde d’au moins expérimenter cette sphère», conclut le politologue.

Ce qui n’empêche pas, à ses yeux, de vivre selon sa culture. Il faut, selon Patrick Weil, ne pas empiéter de façon inconsidérée sur la sphère privée des gens. «C’est pourquoi ceux qui ont cru pouvoir interdire la burqa dans tout l’espace public se sont trompés.» L’outil du négociateur, estime-t-il aussi, c’est une connaissance approfondie de la religion de l’autre.

Il raconte à ce propos qu’il avait convaincu un jeune juif pratiquant de passer un examen le samedi, malgré l’interdiction du sabbat. Son argument? Se fondant sur les écrits de Levinas, il lui propose de commettre tout de même l’offense et d’attendre le pardon divin à l’occasion de Yom Kippour. L’humour est aussi un bel outil de négociation.

Patrick Weil, ancien membre de la commission Stasi.