De la démocratie représentative à la démocratie continue

Non, la démocratie n’est pas en crise. Ce qui s’épuise, c’est la forme représentative de la démocratie. L’expression «démocratie représentative» ne doit son succès qu’à l’oubli des paroles de Sieyès opposant de manière radicale gouvernement représentatif et démocratie : «Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer ; le peuple, dans un pays qui n’est pas une démocratie - et la France ne saurait l’être - ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants», écrivait-il. Le passage au suffrage universel, le développement des partis politiques, l’essor du Parlement, l’élection populaire du chef de l’Etat n’ont pas changé fondamentalement la réalité des choses s’ils en ont modifié les apparences. Le principe même du régime représentatif n’est pas atteint et si les Constitutions modernes énoncent le principe du «gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple», elles consacrent l’essentiel de leurs dispositions à le déposséder de son pouvoir en organisant et légitimant la parole des représentants et par conséquent l’absence et le silence des citoyens.

C’est cette période constitutionnelle-là qui prend fin. Pas le principe démocratique. Car, au cœur des mouvements sociaux depuis une vingtaine d’années, un autre cycle s’ouvre qui porte l’exigence plus forte d’une démocratie continue. Distincte de la démocratie directe, qui abolit toute distinction entre représentants et représentés, distincte de la démocratie représentative, qui monopolise la fabrication des lois au profit des seuls représentants, elle définit un au-delà de la représentation, non parce qu’elle la supprimerait, mais parce qu’elle transforme et élargit l’espace d’intervention des citoyens en inventant les formes et procédures leur permettant d’exercer un travail politique : le contrôle continu et effectif, en dehors des moments électoraux, de l’action des gouvernants.

Quelles sont les procédures de la démocratie continue ? Le droit pour «tous les citoyens de concourir personnellement à la formation de la volonté générale», inscrit à l’article 6 de la Déclaration de 1789, doit se traduire par l’obligation pour les parlementaires de réunir des assemblées primaires de citoyens dans leur circonscription pour discuter des projets et propositions de loi et recueillir leurs avis avant qu’ils ne soient présentés à l’Assemblée nationale. Obligation renforcée pour les «décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement», puisque l’article 7 de la charte dispose que «toute personne a le droit de participer à leur élaboration».

Le droit pour tous les citoyens de réclamer, inscrit dans le préambule de la Déclaration de 1789, doit se traduire par le pouvoir de faire inscrire à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale la discussion de telle ou telle proposition de loi, le droit d’accéder directement à une Cour constitutionnelle pour lui demander de vérifier la conformité des lois aux droits et libertés garantis par la Constitution et le pouvoir de mettre en cause la responsabilité des représentants qui ne respecteraient pas les principes constitutionnels. Le droit pour tous les citoyens de demander la réunion d’une «convention de citoyens» tirés au sort pour délibérer sur les sujets sociaux, économiques et écologiques avant leur inscription à l’ordre du jour des assemblées parlementaires.

Le droit pour les citoyens qui portent à la connaissance du public des pratiques contraires aux biens communs de bénéficier du statut de lanceur d’alerte civique. Le droit pour tous les citoyens à voir garanties les conditions nécessaires à leur développement, inscrit à l’alinéa 10 du Préambule de 1946, doit se traduire par le droit à un revenu universel de base et le droit à la préservation des biens communs en particulier l’air, l’eau, le sol et à l’accès universel et effectif aux ressources vitales, pour reprendre les mots du projet de Déclaration universelle des droits de l’humanité. La démocratie n’est pas une somme arithmétique de suffrages et les citoyens ne sont pas des intermittents de la vie politique. La démocratie est l’expérience vivante des citoyens inventant en continu les formes de leur vie.

Dominique Rousseau, professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

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